12
AVR 18

Aux cow-boys et aux indiens

J'avais ma colonne vertébrale coupée en plein milieu. Je ne sais plus comment j'en étais arrivé là mais il me manquait cinq ou six vertèbres. J'étais allongé, allongé sur un divan, comme ici, et donc ça pouvait un peu tenir par les côtés, par ma cage thoracique. Mais je ne pense pas qu'on puisse vivre longtemps comme ça, sans moelle épinière.
Ça c'est un morceau du rêve que j'ai fait ce week-end et que j'avais besoin de raconter sur le divan. Le rêve continuait, parce que maintenant mes rêves sont en plusieurs épisodes, comme des feuilletons. J'avais donc prévenu ma psy et c'est peut-être pour ça qu'elle m'a coupé un instant, pour pointer un détail : « Cinq ou six », elle a dit, avec ou sans point d'interrogation. Difficile de savoir avec elle. De toutes façons, j'essaie de me défaire de ce qu'elle appelle mes « perceptions ». Oui, tout ce à quoi je m'accroche et qui est à l'extérieur de moi. Comme pour m'adapter à l'autre et m'éviter alors.

04
AVR 18

A l'abri des regards indiscrets

Hier, la gardienne était devant l'entrée de l'immeuble et moi quelques pas derrière. Elle ne se doutait pas que j'arrivais, sinon j'aurais sans doute fait un truc élégant, genre lui tenir la lourde porte de fer et de verre.
Peut-être aussi que je voulais un peu me cacher mine de rien. Oui, parce que la semaine dernière c'était presque la même scène mais avec sa mère. Cette femme-là fumait sur le trottoir et, quand elle est entrée, j'ai cru la voir composer un code bizarre qui ouvrait quand même la porte cochère. Comme si elle avait craqué le code. 

19
FéV 18

Tu veux pas devenir mon ami ?

« Vous les embrassez, vous les tutoyez, vous les appelez par leur prénom, et après vous vous étonnez qu'ils aient envie de devenir votre ami et d'arrêter l'accompagnement ! »
C'est ma psy, l'autre jour, qui reprenait simplement mes mots, comme ça, dans une seule phrase. Je me dis que l'inconscient est comme une langue étrangère, oui, tout est crypté, mais c'est une langue que l'on peut apprendre si l'on veut bien s'en donner le temps. Il y a, par exemple, la condensation, c'est dans les rêves d'habitude, mais là c'est un peu ça qu'elle a fait ma psy : elle a condensé dans une seule phrase ce que je venais de lui raconter. « Et, pourquoi vous faites ça ? » elle a ajouté. 

10
FéV 18

Dans les provinces de l'âme

Sur les bords de l'Yonne, tout au bout du chemin du Port de Givet, il y a un cimetière de bateaux. Avec les carcasses éventrées et les choses abandonnées, cassées, ça a un côté apocalyptique, triste aussi, mais j'aime bien cet endroit-là. Il n'y a jamais personne et c'est inondé quand le fleuve monte. Freud parlait de « la vie d'âme » et des « provinces de la pysché » et je me dis que dans un coin de ma tête j'ai une « province » comme ça. Ça me rappelle aussi que, derrière Fauchon, c'était la Pinacothèque de Paris, le fameux musée privé consacré à l'histoire de l'art. Un beau jour ça a fermé et c'est resté en chantier pendant longtemps. Je connaissais bien ce coin-là parce que c'est sur mon chemin quand je reviens de chez ma psy.
Et un jour, Eva et moi on n'était pas loin et, sans trop savoir pourquoi, j'ai voulu faire le détour pour lui montrer tout le chantier. Quand je propose un détour à Eva c'est souvent suspect et risqué.

17
JAN 18

Un homme ou une femme ?

L'autre matin, à l'entrée de la forêt domaniale de Soucy et Voisines, là où je prends le sentier sauvage pour aller courir, il y avait sur la terre deux gros morceaux de viande. Ils étaient bien découpés, en carré, comme sur l'étale du boucher. Je m'attendais à voir plein de sang autour – je ne sais pas trop pourquoi j'ai eu cette pensée-là –, mais ça ne saignait pas du tout. C'était un peu comme des rillons de Touraine mais, là, c'était tout cru mais pas saignant donc. A cause du froid peut-être. Inquiet, j'ai regardé par derrière, à droite, à gauche, et j'ai aperçu sur le talus, un autre morceau de viande beaucoup plus gros avec un os. Pas de sang non plus. C'était comme un jeu de piste. Alors pour en savoir plus, mais de plus en plus inquiet, j'ai grimpé sur le bord du chemin, ça dérapait parce qu'il pleuvait depuis des jours et des nuits, j'ai glissé dans la gadoue, je me suis accroché aux branches et, de l'autre côté du talus, il y avait une carcasse découpée, exactement comme celles que le boucher suspend à des crochets dans sa chambre froide.

20
DéC 17

Des explosifs dans le sac

Quand je suis entré chez ma psy par la porte, l'autre soir, j'avais mon sac de voyage et je pensais qu'elle le connaissait bien ce sac-là (en cuir souple, plutôt vintage et sans les roulettes à la mode), parce que je viens toujours avec quand je vais de la campagne à Paris et puis retour, mais ce soir-là elle l'a regardé bizarrement, et même de travers, oui, comme si je transportais plein d'explosifs dedans (un peu comme les gens dans les trains quand ils déposent leur valise ici ou là, et qu'ils se regardent par en-dessous parce qu'ils ont peur les uns des autres et qu'il faut être « Attentifs Ensemble »), même si maintenant je sais bien que je projette toute une part de mon monde intérieur sur ma psy alors que bien sûr elle ne peut pas savoir ce qu'il y a dans mon sac et qu'elle doit penser à mille autres choses ou même à rien quand j'arrive.

28
NOV 17

Aimer fréquenter son inconscient

Il accompagnait cette femme-là depuis un moment déjà et puis, un beau matin, juste avant la séance elle a trébuché dans l'escalier. « Rien de grave, mais ça aurait pu être beaucoup plus grave. », elle lui a écrit par texto. Et alors elle n'est pas venue. La séance d'après, elle a eu une rage de dents, toute la nuit. Et donc elle n'est pas venue non plus. « Je reviendrai dès que les choses rentreront dans l'ordre. » elle lui a écrit. Oui, les gens font ça des fois, ils imaginent que les choses vont rentrer dans l'ordre et donc ils attendent. 

19
OCT 17

Du barbelé dans le verger

Une femme me plante un couteau dans le bras gauche. Ça le transperce mais ça ne me fait pas du tout mal. Et ça ne saigne pas. Je me réveille en sursaut. Je crois bien que la femme m'a fait ça parce que j'ai voulu la pousser à bout. Comme s'il fallait une raison à tout ça.
– Pourquoi le bras gauche ?
D'habitude ma psy me laisse patauger juste après le récit de mon rêve – un peu comme on fait au réveil d'ailleurs –, mais aujourd'hui, à peine ai-je fini et elle me questionne. C'est vrai que j'ai précisé que c'était mon bras gauche, là, mais je ne vois pas du tout pourquoi. Pas encore. Et puis, ce qui semble s'imposer dans un rêve c'est souvent pour détourner l'attention et cacher tout autre chose alors. Comme le ferait un couple de magiciens quand la femme montre une colombe dans une cage, en remuant plus ou moins ses fesses d'ailleurs, et pendant ce temps-là le type prépare son coup.
– Vous n'êtes pas gaucher pourtant ?
Ma psy insiste. Non, bien sûr ! Mais comment elle peut savoir ça, je n'ai jamais écrit sur le divan, enfin pas devant elle. Moi je me dis que la femme qui me plante le couteau c'est peut-être moi-même puisque j'ai bien compris maintenant que je suis aussi l'instigateur de mes rêves. Oui, ce serait plus pratique de me faire ça avec ma main droite. Mais je n'ai pas d'envie de suicide, enfin pas consciemment.
Derrière moi, ma psy semble s'entêter, elle dit que ça lui évoque le cœur parce que le cœur est à gauche. 

15
OCT 17

Mélange des genres

– Tu sais, j'ai un fantasme avec toi.

Là, tu t'apprêtais à faire tomber ton peignoir sur le chemin vers la baignoire, mais quand je te dis ça, forcément, tu t'arrêtes net. Et tu me regardes intriguée. Et un peu inquiète quand même.
Bien sûr, tu ne sais encore rien de ce fantasme-là mais ça fait plusieurs jours que je pense à ça et j'aime choisir ce moment, pile poil quand je te croise, avec dans mes mains les trois ou quatre tee-shirts de l'été que j'allais ranger au fond du placard parce que l'automne arrive. Et c'est fou, ni toi ni moi n'avons prémédité cet instant-là, enfin pas consciemment, mais tout est là soudain pour que les choses se fassent.

– Et c'est quoi ton fantasme ? tu me demandes.

06
SEP 17

Un dîner de coachs

Tu regardes l'écran noir de ton mobile, et tu me dis que c'est bizarre, ça fait un bon moment que tu as envoyé un sms à ta psy mais, là, elle n'a toujours pas répondu. C'est pour confirmer ta séance de rentrée, jeudi prochain.
Si tu l'as écrit ce matin ton texto, moi je me dis que pour l'instant ce n'est pas très inquiétant. Par contre ce qui est bizarre c'est que tu n'as jamais fais ça avec elle pour la rentrée (enfin, je crois). Mais je te laisse parler parce que c'est un sujet sensible ta psy.
– Peut-être qu'elle est morte pendant les vacances, tu lances.
Oulala ! Quelle drôle d'idée tu as là. 

28
JUN 17

Un acte manqué presque réussi

– Avec toute cette chaleur, j'hésite ! je lui dis en même temps que je m'allonge sur son divan. Oui, il fait tellement chaud, mais je ne sais pas si ça se fait ici ?
Et elle, forcément, comme elle ne sait pas où je veux en venir, elle me laisse dire. Avant, je voulais toujours qu'elle interagisse avec moi, mais elle n'a jamais vraiment répondu à ça. Et, au fil des séances, j'ai découvert que son silence me permet de trouver à quelle place je la mets quand je dis ce que je dis. C'est une question qu'elle me pose encore quand je m'enferme dans une boucle avec elle, – enfin sans elle puisqu'elle me laisse à mes jeux préférés –, la plainte, la bagarre ou la manigance. Parce que la place que je veux lui donner, et la place que je prends ainsi, mine de rien, c'est aussi la répétition d'une interaction ancienne, plutôt figée et qui finit par me coincer aujourd'hui. C'est ça aussi le transfert.
Et là, ce soir, c'est comme si je lui demandais une permission avec, en même temps, la crainte d'un autre temps qu'elle me dise non ! Alors je finis par lui dire ce que je n'ose pas encore lui dire.

15
JUN 17

Ce qui ne m'a pas tué hier

– Oulala ! Ça sent super fort chez vous aujourd'hui !, me dit le chasseur de souris quand je lui ouvre la porte ce matin.
Je trouve sa remarque déplacée, intrusive, mais comme il passe ici
tous les quinze jours, au petit matin, pour poser ses appâts et ses pierres à venin, forcément, il connaît bien les coulisses et tous les recoins. Alors il se croit peut-être en intimité.
– Oui, je lui réponds, l'eau d'ici est calcaire et mon fer à vapeur crache des cailloux et fait plein de taches jaunes sur mes chemises de lin ou de popeline.
– Ah oui ? il me dit avec un air un peu inquiet.
– J'essaie de le vidanger avec des sels d'acide citrique et puis aussi du vinaigre d'alcool mais c'est pire.
– Et votre prochain patient, il arrive à quelle heure ? il me demande encore plus intrusif je trouve. 

19
MAI 17

Les antécédents familiaux

"Et pourquoi tu ne prends pas un amant ?" C'est sa mère qui lui a proposé ça l'autre jour. Elle raconte ça à sa copine tout à côté d'elle, en terrasse. L'une blonde, l'autre brune, plutôt chics en apparence, elles se partagent une planche mixte, cochonnailles et fromages, et un pochon de rouge. Et moi je suis à deux tables de là, Grimbergen et cacahuètes.

J'aime bien me poser là, des fois, pour écrire. C'est juste derrière l'UNESCO et c'est calme d'habitude. Et là, j'ai envie d'écrire sur un moment un peu fou, l'autre soir, avec ma psy quand j'avais un couteau dans ma musette. J'ai pourtant décidé de ne plus écrire sur mes séances parce que je sens bien que ça interfère avec l'analyse. Enfin c'est une forme de répétition, je rejoue l'enfant qui fait son malin, qui veut se donner à voir, par l'écriture. Et puis, comme je lâche un peu les défenses, ça paraît de plus en plus fou mes séances. Ma psy m'a demandé si j'espérais être compris en publiant mes histoires comme ça, sur mon blog. Et ça m'a un peu calmé sa question parce que, non, évidemment c'est incompréhensible tout ça.

Mais j'ai aussi arrêté mon autofiction – Fais le beau, Attaque ! , parce que ce n'est pas du tout une fiction finalement et c'est attaquant, très blessant, pour ceux qui sont dans mon histoire. Mais l'écriture est une drogue pour moi et l'histoire de l'autre soir ce n'était pas vraiment pendant la séance, non c'était juste devant sa porte, alors ce n'est pas trop gênant, je pense.