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AVR 16

Sur le fil du rasoir

– L'autre jour, entre deux séances, j'ai eu une pensée un peu bizarre, un peu loufoque.

C'est à ma psy que je suis en train de dire ça et je ne sais pas du tout comment j'en suis arrivé là parce que c'est absolument décousu ce soir. Mais je continue comme ça.

– Oui, j'ai pensé un instant à ce que vous voyez de moi quand je suis allongé. Si parfois vous me regardez, alors au premier plan, enfin au plus proche de vous, vous devez voir ma tête et mes cheveux. Je ne crois pas que vous me regardiez mais j'ai perdu pas mal de cheveux sur le dessus. J'ai découvert ça quand je bricolais un dimanche parce qu'on ne peut pas se regarder soi-même par dessus. Oui, j'étais en train de poser des pavés dans le poulailler pour arrêter de marcher dans la boue de l'hiver quand je vais chercher les œufs. Et c'est là que Eva a pris deux ou trois clichés de moi, genre photo-reportage au jardin, au ras de la gadoue.

– Vous avez peur que je vois ce qui vous manque, me dit ma psy.

– Ah oui, peut-être ? Je ne voyais pas ça comme ça, mais pourquoi pas ! Et vous qui voyez du sexe un peu partout, je crois qu'un jour vous m'avez dit qu'il y a quelque chose comme ça aussi dans les cheveux, non ?

– … 
Elle ne répond pas à ma question.

– Oui, enfin ce n'était pas à propos de moi, c'était la fois quand je vous ai dit non, vraiment jamais, enfant ou plus tard, non je n'ai vu une part intime de ma mère, une partie de son corps qui m'évoquerait du sexuel, parce que tout était bien caché. Aujourd'hui, avec son histoire tellement taboue pour l'époque, genre sous le signe du péché, je peux comprendre aujourd'hui tout le caché toujours. Mais vous m'avez dit que dans l'imaginaire de l'enfant, les cheveux de sa mère peuvent évoquer le sexuel. Et le dessous de ses bras aussi.

– Oui, elle murmure (comme pour me confirmer ça).

– Et moi alors, tous mes cheveux qui sont tombés au fil du temps ou des carambolages de ma vie, ce serait comme un attribut que j'ai perdu ?

– C'est l'histoire de Samson et Dalila.

C'est très rare qu'elle me lance un truc comme ça, au milieu de la séance, une histoire qui ne vient pas de moi. Et je sais bien qu'elle a écrit sur les mythes et la psychanalyse (oui, c'est la seule trace d'elle que j'ai trouvée sur internet) mais là, avec ses évocations libres à elle, c'est comme si elle en rajoutait à tout le décousu de ce soir.

– Ah bon ? Je ne connais pas du tout cette histoire-là mais je demanderai à Google après.

Je lui dis ça parce que je ne crois pas qu'elle m'en dira plus sur Samson ou Dalila. Et puis surtout je pense à tout autre chose soudain.

– Attendez, c'est fou parce que tout d'un coup je me souviens qu'un jour à l'école primaire il y avait une fille qui était toujours assise devant moi, – oui, on gardait la même place alors – et elle avait une queue de cheval. Enfin peut-être une natte ou bien une tresse plutôt, je ne sais plus trop la différence, là.

(Et là, je bugge, je bégaie, j'essaie de changer la queue de cheval par autre chose parce que, comme elle a l'esprit mal tourné ma psy, elle va imaginer tout autre chose).

– Et elle avait un ruban de soie ou un élastique de couleur au bout de sa natte. Et moi j'avais des ciseaux dans ma trousse et j'avais très envie de lui couper un bout de ses cheveux alors. Mais je ne sais plus si je l'ai vraiment fait ça ?

C'est fou ce qui s'est passé là. Oui, c'est le premier souvenir qui surgit comme ça sur le divan. Parce que jusqu'à présent ce qui me venait c'était plutôt des éclats de souvenir, des morceaux de mon histoire que je ruminais depuis longtemps. Un peu comme les images d'un rébus ou des énigmes que j'avais déjà au fond de moi mais qui n'étaient pas reliées. Et alors toute une trame de ma vie, de ma vie d'enfant, me manquait. Et c'était ça plutôt l'énigme. Et donc c'est déjà beaucoup pour moi de pouvoir tirer un fil entre mes souvenirs éparpillés avec quelqu'un qui m'écoute vraiment. Mais là, l'image retrouvée de cette fille devant moi, à l'école, avec sa queue de cheval (ou ses tresses), c'est vraiment un souvenir neuf, surgi de nulle part avant. Et c'est fou l'effet que ça m'a fait.

Et puis j'ai continué d'associer en mode décousu et, finalement, ma psy m'a raconté un bout de l'histoire de Samson et Dalila. Et ce n'est pas un mythe, c'est dans la Bible. Et c'est très rare aussi qu'elle fasse ça, ma psy, mais j'ai l'impression qu'elle change un peu sa manière de faire avec moi depuis que j'arrête de l'attaquer.

Et moi ça me trouble, quand elle me raconte une histoire. Ça me rappelle quand mes enfants étaient enfants et que je leur lisais un conte, le soir, avant de dormir. (Et les gens qui lisent quelques pages, entre leurs draps, avant de s'endormir c'est peut-être aussi ce bonheur-là de l'enfance qu'ils aiment retrouver, mine de rien. Et c'est encore plus agréable, je trouve, si on peut en même temps s'entremêler le bout des pieds).

Et donc le secret de la force de Samson ce sont ses cheveux. Mais Dalila, sa maîtresse, l'endort sur ses genoux et lui coupe ses sept tresses. Samson perd sa force et le secours de Dieu et ça se termine très mal après pour lui.

Et alors là, toujours en mode super décousu, j'ai repensé à la femme qui m'a coupé les cheveux un jour à Sens. Oui, c'est la seule femme barbier à plusieurs lieues à la ronde (mine de rien, j'ai dû la choisir pour ça). Elle avait un rasoir comme dans le vieux temps mais j'ai oublié le nom (les voyous ont parfois ce genre de rasoir au fond de leur poche). Un coupe-choux, m'a soufflé ma psy. Elle m'a soufflé ça parce que ce soir-là ce n'était pas si décousu que ça finalement. Oui, c'était sur le fil de ma peur, la peur de la perte, la peur du manque, "l'angoisse de castration" dit ma psy. Mais cette angoisse-là je croyais l'avoir déjà tellement vue, en long, en large et plusieurs fois déjà sur le divan.
Et je repense à ma copine aux cheveux longs à la petite école et j'aimerai bien revenir dans ce souvenir-là parce que ça peut paraître cruel mais c'était plutôt comme un jeu entre elle et moi. Oui, un jeu où on se faisait peur mais qu'on aimait bien tous les deux.

***

Photo : Samson et Dalila, c'est aussi un opéra de Camille Saint-Saëns