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FéV 18

Tu veux pas devenir mon ami ?

« Vous les embrassez, vous les tutoyez, vous les appelez par leur prénom, et après vous vous étonnez qu'ils aient envie de devenir votre ami et d'arrêter l'accompagnement ! »
C'est ma psy, l'autre jour, qui reprenait simplement mes mots, comme ça, dans une seule phrase. Je me dis que l'inconscient est comme une langue étrangère, oui, tout est crypté, mais c'est une langue que l'on peut apprendre si l'on veut bien s'en donner le temps. Il y a, par exemple, la condensation, c'est dans les rêves d'habitude, mais là c'est un peu ça qu'elle a fait ma psy : elle a condensé dans une seule phrase ce que je venais de lui raconter. « Et, pourquoi vous faites ça ? » elle a ajouté. 

J'ai voulu protester un instant, lui dire que je ne faisais ça qu'avec les coachs, c'est historique, c'était mes confrères. Et puis je ne fais la bise qu'aux filles, enfin aux femmes, et j'ai arrêté de proposer du thé ou du café en séance. Et pour les toilettes, je fais comme elle, comme s'il n'y avait pas de wc dans le cabinet. Mais je n'ai pas dit tout ça, je l'ai attaqué un instant en lui disant que pour elle c'était vraiment facile, qu'elle voyait ses patients une poignée de secondes, quand elle ouvre sa porte, et après elle se colle derrière le divan. Et puis je me suis calmé parce que c'est vrai que c'est une question importante : pourquoi je fais tout ça ?

Et elle me disait ça parce qu'il y avait un coach que j'accompagnais depuis plus d'un an, qui voulait devenir mon ami – pas sur Facebook mais dans la vraie vie –, et moi alors je lui disais qu'il valait mieux chercher à revenir à la source, comprendre pourquoi il avait besoin de ça. Mais il ne voulait pas analyser, il insistait, il disait qu'il allait arrêter les séances et voir si j'allais devenir son ami, alors à un moment, comme il avait fait plus de quinze années de psychanalyse, j'ai suggéré une interprétation : « Il y a peut-être dans ce désir de rapproché, un élan homosexuel ? » J'ai vu à sa réponse que c'était trop direct, insupportable, et j'aurai dû plutôt évoquer sa relation avec son père où ce rapproché, vers le même que soi-même en apparence, avait été empêché. Il a rétorqué aussitôt que c'était mon fantasme à moi et qu'il n'était vraiment pas branché sur ce genre de plan, façon équipe de rugby dans les vestiaires ou sous la douche. Je ne pensais pas à ça, j'avais dit ça aussi parce qu'il me mettait sur le même plan, disait-il, que son amoureuse du moment. Avec les mêmes affects, comme un courant tendre. Finalement il a quitté son amoureuse et il a arrêté l'accompagnement. Tout ça dans la même semaine. Il avait fait ça aussi avec un psychanalyste réputé, juste avant de me consulter. Enfin, il ne l'avait pas demandé en ami ce psy-là, mais il était parti au bout d'une année parce qu'il trouvait que c'était « un gros abruti ce gars-là ».

Bref. Pour revenir à mes coutumes de l'intime, c'est vrai qu'en entendant tout ce que je fais dans une seule phrase, tutoyer, faire la bise, appeler par le prénom, j'ai bien vu soudain que ce n'était pas anodin. Mais, sur le moment, je n'ai pas trouvé pourquoi je faisais tout ça.
Un peu plus tard dans la séance, ou bien la séance d'après je ne sais plus, tout se condense là aussi, ça n'avait apparemment pas de rapport, mais je fais le rapprochement aujourd'hui, ma psy a semblé très agacée parce que je n'arrivais pas à faire la différence entre mes cousines et mes nièces. « Les cousins c'est la même génération, en général, elle a dit. Alors pourquoi vous n'y arrivez pas ? » Pour moi ce n'est pas si simple parce que j'ai une cousine du côté de ma mère dont je suis aussi le parrain, qui est donc ma filleule, et qui a presque le même âge que mes nièces. Tout ça parce que ma mère était très jeune par rapport à mon père, une génération d'écart presque. Et quelques jours plus tard après la séance, je suis tombé sur une biographie de Freud qui racontait que, dans sa famille d'origine, les rapports générationnels étaient complexes aussi. En effet, à l'âge de 40 ans, Jakob, le père de Freud avait épousé en secondes noces une jeune femme âgée de 20 ans, Amalia, de sorte que celle-ci avait le même âge que les deux fils issus du premier mariage de son mari. Cela troubla le jeune Freud qui s'imagina alors être le fils d'un jeune couple – sa mère et l'un de ses demi-frères – plutôt que le fils de ce père âgé.
Pour moi c'est un peu ça aussi mais avec une différence. Ma mère avait une manière d'être avec nous, ses enfants, comme si elle faisait partie de notre fratrie. Comme s'il n'y avait pas de différence de génération ni de place entre elle et nous. Même si c'est moi qui, dans mon souvenir, efface la différence, elle cherchait toujours la bagarre avec nous, elle rigolait, elle était comme une gamine. « Gamine ? » a répété ma psy derrière moi. C'est fou l'effet que ça fait d'extraire un mot comme ça d'une histoire. En entendant ce mot, isolé, je me suis souvenu que ma mère avait un doberman, une jeune chienne à qui elle avait coupé les oreilles d'ailleurs parce que c'était un chien de race et elle l'avait appelée Gamine.
« C'était elle ! » a lâché ma psy derrière moi. Elle y va fort en ce moment, je trouve. Bref. Je vois bien aujourd'hui que tout ça n'a pas été très simple pour mon Œdipe.

Et c'est peut-être une des raisons pour lesquelles je ne marquais pas la différence avec les coachs. Comme si j'avais besoin de me retrouver dans une meute. Mais cette année, à la fac, pour la supervision en groupe, je ne les tutoie plus du tout.

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Photo : Kimura , peintre japonais. Extrait de l'exposition, l'été dernier, à l'Orangerie des Musées de Sens : "Le clos est le monde."