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JUN 17

L'histoire sur le bout de la langue

"Dis, des fois, tu pourrais me donner un baiser doux ?" 
Tu me demandes ça parce que, là, je viens de t'embrasser et je vois bien que je fais un peu comme un chien. Oui, je te mords ou je te lèche. Et, des fois, je fais les deux à la fois parce que j'aime beaucoup le goût si particulier de ta peau sur le bout de ma langue et la sensation de ta chair entre mes dents. 
Et donc c'est vrai, ce n'est pas très doux. Mais, jusqu'à présent, je n'avais pas vraiment remarqué ma manière de faire. C'est peut-être par réflexe ou bien écrit dans une mémoire des origines.

Et je me demande s'il existe un art du baiser ? Le donner et le recevoir ? Et comment ça s'apprend alors ?

Moi, si je t'embrasse ainsi c'est aussi parce que de plus en plus souvent tu as Little Snow avec toi. C'est un chien, enfin une jeune chienne, avec un pelage tout blanc, très soyeux, et qui ressemble à un renard des neiges. Et quand vous vous câlinez toutes les deux, je te regarde faire, par en dessous. 

Ainsi j'ai beau laisser de côté mes histoires de chien et d'enfance, arrêter d'écrire "Fais le beau, Attaque !", tout ça me rattrape au fil de la vie quotidienne. Comme si j'avais mon histoire jusque sur le bout de la langue.
Snow aussi te lèche et puis te mord. Tu dis que dans sa tête, elle et toi, ça ne fait pas trop de différence, elle se croit dans une meute. Elle aime aussi lécher le bout de tes pieds, entre tes doigts. Moi, je préfère l'initier à l'attaque parce que c'est une de mes histoires d'enfance aussi. Mais je vois bien qu'elle n'a pas besoin de moi pour ça. Oui, elle attaque, elle se bat naturellement avec 
les mouches dans la cuisine et les libellules ou les tourterelles au bord de la mare.

Et donc ma manière de t'embrasser c'est peut-être par jalousie et par mimétisme. Pour avoir ma part de toi.
Je crois que les bébés font ça aussi, avec leur mère. Mais c'est plutôt au tout début de leur vie. Quand ça ne fait pas encore de différence là aussi. Ensuite ça devient moins animal, plus tendre. Et c'est peut-être là que s'apprend un certain art du baiser. Je ne me souviens plus. C'est refoulé sans doute. Sauf, des années plus tard, tous les matins et tous les soirs, le rituel du bonjour et de bonne nuit. Un baiser donné sur la joue. Mais un aller simple. Et la joue, en face, dure comme un caillou soudain. Le risque d'un danger peut-être ou privé de tendresse.

Tu parles un peu de ça dans tes livres sur l'art du lien, le lien à deux et davantage, vérouillé ou grand ouvert. Tu racontes les origines, le désir de l'enfant de manger, boire et dévorer la mère. Et c'est ça que tu me demandes. Enfin non pas te dévorer, mais arrêter de t'embrasser comme un chien ou comme un enfant. Te donner un baiser doux.

***

Photo : Le baiser, Pablo Picasso, 1925. Huile sur toile. Extrait