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Article 353 du code pénal

Je ne sais pas pour vous, mais c'est compliqué, c'est sensible de choisir un roman je trouve. Ne serait-ce que parce qu'on va passer beaucoup d'heures ensemble. Entre les pages. C'est comme une nouvelle rencontre aussi, ça peut chambouler. Alors moi j'ai toujours un peu d'appréhension au moment de chercher !

Ce livre de Tanguy VIEL - Article 353 du code pénal – je l'ai trouvé au bord de la mer, enfin dans une petite ville du bord de l'océan, une citadelle au début de la route des Indes. Et j'ai beaucoup aimé cette rencontre-là, et toutes les heures ainsi. Il y a l'histoire bien sûr, mais on en connaît la trame dès les premières pages : un type est balancé au beau milieu de la mer, avec ensuite l'inculpation de l'auteur du meurtre, celui qui parle tout au long du livre (c'est curieux, l'auteur d'un meurtre et l'auteur d'un roman, c'est le même mot.) Et, là, c'est devant un juge, plutôt silencieux d'ailleurs, juste quelques questions pour l'article 353. Et tout le livre c'est un peu comme on se parle à soi. Enfin à soi, mais en présence d'un autre. Sans trop de ruminations ni de faux-semblants alors.

Et, même si ça n'a rien à voir, ça m'a fait penser au divan et c'est peut-être pour ça aussi que j'ai aimé. D'ailleurs, il y a un passage dans le livre ainsi :

« Le juge n’a pas bougé. À force, j’ai cru que j’étais dans le bureau d’un psychologue ou quelqu’un comme ça, à force de le voir immobile sans réponse, les mains jointes sous le menton, et parce qu’à mesure des heures qui passaient, j’avais l’impression qu’il me demandait de creuser à l’intérieur de moi comme l’aurait fait un psychologue, de tout déterrer jusqu’à la poussière des os pourvu de faire de la lumière et encore de la lumière et sans se demander si à force de trop de lumière, oui, les gens comme moi, ça ne pouvait pas les rendre aveugles. »

Donc, ça se passe à Brest, avec l'Arsenal qui est en train de fermer et un promoteur immobilier qui arrive comme une providence…

Une fois le livre refermé, j'ai voulu en savoir un peu plus sur l'auteur. Interview :
« Oui, j'aime bien mettre des zooms sur des endroits de l'existence. Il y a à la fois des pans psychologiques des gens qui sont faits pour être dominés, passifs ou mélancoliques, et en même temps il y a la malchance. Comment savoir ce qui, dans un caractère, produit ce hasard, cette mélancolie. Il y a des boucles comme ça. C'est vrai que j'ai tendance à pousser un peu les curseurs pour que les personnages soient assez chargés de difficultés à vivre et d'un peu de malchance. »
« Moi, ce qui m’intéresse, c’est juste deux ou trois endroits un peu théâtralisés : la famille, l’argent, la ville, les petits réseaux, la province. Ça me va car c’est un univers comme une sorte de maquette où je fais évoluer mes personnages. »
Interview par François Lestavel (Article 353 du code pénal, de Tanguy Viel, un roman de haute volée !)

Quelques extraits du roman :
« Elle, la mouette, dans son œil rond sans paupière, on aurait dit qu'elle insistait pour faire partie de l'histoire, comme un témoin inflexible qui pourrait se tenir à la barre de tous les tribunaux du monde. » p. 10

« Et il ne disait rien. Et je ne disais rien non plus. Et enveloppé maintenant du silence qui durait, je me demandais si ce n'était pas le mieux pour voir au fond des choses, le silence, un peu comme l'eau d'un étang qu'on aurait pas remuée et qui serait plus limpide à force de calme, quand, au contraire, ces dernières années, on aurait dit que toute la vase était venue animer la surface et ce genre d'images qui me vient à l'esprit quand je pense à l'eau claire. Je me serais volontiers contenté de ça, j'ai souvent pensé, de la surface d'un lac en quelque sorte, mais le juge, non, il voulait qu'on aille voir plus au fond, là où les choses dorment et glissent ou bien se télescopent comme des plaques tectoniques, lui, il voulait forer pour entrevoir de l'huile essentielle ou quelque chose comme ça. Il voulait, et moi je ne voulais pas. Je lui ai dit plusieurs fois que tout était là, sous nos yeux, que c'était une erreur de vouloir remonter à un temps mort ou défectueux ou déchu, en tous cas un temps qui ne ferait pas revenir les heures ni les hontes, et quand bien même, je lui ai dit, qu'y aurait-il à faire revenir ? » p. 81

« Mon épouse, rien. Mon épouse, pas un mot. Il y avait peut-être déjà de l'eau dans le gaz, je ne sais pas et je ne dis pas que ça a joué dans son départ, je ne dis qu'il y a eu comme une fissure née de ce jour, mais le fait est, c'est vrai , il a bien fallu que tout tombe en même temps, vu que dans la vie si on regarde bien, tout converge en quelques points et puis le reste du temps, rien, ou plutôt si, le reste du temps, on paye les pots cassés. » p. 85

« Maintenant je demande : est-ce que le silence, c’est comme l’obscurité ? Un trop bon climat pour les champignons et les mauvaises pensées ? Maintenant c’est sûr que je dirais volontiers ça, que les vraies plantes et les fleurs, elles s’épanouissent en plein jour, et qu’il faut parler, oui, il faut parler et faire de la lumière partout, oui, dans toutes les enfances, il ne faut pas laisser la nuit ni l’inquiétude gagner. Maintenant je sais, monsieur le juge, je sais comment on transmet tant de mauvaises choses à un fils, si sous l'absence de phrases il y a toujours tant d'air chargé qui va de l'un vers l'autre, selon cette porosité des choses qui circulent dans une cuisine le soir quand on dîne l'un en face de l'autre, et que peut-être, dans la trame des jours qui s'enchaînent, tous ces repas où il m'a raconté sa journée de collège et le métier qu'il voudrait faire plus tard, tous ces soirs où je ne l'écoutais pas vraiment, cela, croyez-moi, ça travaille comme une nappe phréatique qui hésiterait à trouver sa résurgence. » p. 92

« Cette phrase-là, monsieur le juge, faire une croix dessus, monsieur le juge, je ne sais pas si j’ai compris tout ce qu’elle signifiait mais je sais que dans ma tête ça a fait comme une énorme bâche qui s’est mise à recouvrir la presqu’île tout entière, quelque chose comme une marée noire qui serait venue du fond 4 de l’océan et aurait tapissé la rade de sa poisse. Et ça allait bien avec le vent qui soufflait, qui soudain avait l’air d’une nappe un peu épaisse et sombre lui aussi, ça allait bien avec cette soirée impossible où les choses, toutes les choses avaient l’air de se durcir et graviter comme autour d’une lune noire. » p. 120

ARTICLE 353 DU CODE PÉNAL - Tanguy Viel - Les éditions de minuit - Juillet 2017