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NOV 18

Dresseur de loulous

Il y avait un mouton tout seul au milieu du champ. Une brebis égarée comme on dit. Et la nuit était en train de tomber. Snow, ton loulou de Poméranie, a voulu faire comme les chiens du berger. Aboyer, courir après la bête pour la ramener je ne sais où. Mais tout s'est retourné, la brebis a chargé ton chien et puis elle a pris le sentier creux vers la forêt. Au petit trot.

La nuit était déjà dans le bois et j'étais un peu inquiet pour l'animal. Je préviendrai le berger tout à l'heure, je me suis dit, et puis j'ai continué sur le chemin entre les champs. Snow a voulu jouer à la bagarre avec moi. Pour se défouler peut-être après son histoire avec la brebis. J'ai cherché, j'ai trouvé un bâton bien fait pour ça. Attaque ! je lui ai dit comme si j'étais dresseur de loulous. Elle s'est bien accroché à la branche que je tenais, grognant comme jamais, ne lâchant rien, même suspendue en l'air. 

C'est moi qui ai lâché finalement. Et, en trois ou quatre coups de cros, elle a déchiqueté, broyé le bâton.

Et on a continué sur le chemin au bord de la nuit. Tout ça n'a pas trop de rapport a priori mais j'ai repensé à tout l'imbroglio entre toi et moi le matin. Je sais bien que les histoires d'amour c'est toujours plein de quiproquos et de contretemps – oui, l'un prend l'autre pour un autre d'une autre époque et c'est pour ça que ça finit mal – mais, là, j'ai l'impression qu'on a passé un cap toi et moi.
Donc, ce matin, tu étais dans le cabinet de psychanalyse contemporaine pour une séance. Ou plutôt dans la cave visiblement, je ne l'ai compris que plus tard. Il faisait froid, il était moins dix – moins dix de l'heure – et tu venais de brancher le parasol chauffant électrique. Tu as acheté ça à la Foir'Fouille pour nos soirées d'automne au bord de la mare. Mais ça va bien aussi à l'intérieur, tu as dit.

Sauf que là, avec les deux radiateurs branchés en même temps, les plombs ont sauté. On avait pourtant fait des essais le jour d'avant et ça marchait sans soucis. Alors tu m'as appelé pour remettre le courant. Tu semblais un peu affolée au téléphone. C'est là que j'ai cru comprendre que tu étais plutôt dans la cave. Peut-être parce que le propriétaire nous avait montré le chemin du compteur d'eau tout au fond. Oulala ! Il est pas du tout là le compteur électrique, je t'ai dit. J'étais soudain un peu affolé aussi. Et toi, je ne sais pas pourquoi tu penses ça, mais quand tu te vois démunie devant moi, tu crois que je vais en profiter. Tu dis que j'aime l'odeur du sang et que je cherche ça au fond. C'est plutôt tout le contraire je trouve et, là, j'étais vraiment inquiet, je voulais t'aider. Donc je t'ai guidée vers le couloir, vers les communs, en te donnant des indications à ma manière.

À ce moment-là, un souvenir de l'école des coachs m'est revenu. On était deux par deux dans le jardin d'un couvent – oui, c'est bizarre, les coachs aiment se retrouver chez les bonnes sœurs pour apprendre ce métier – bref, un apprenti-coach avait les yeux bandés et l'autre devait le guider dans les allées, entre les buis ou les rosiers. Mais sans rien dire. Juste s'effleurer, se sentir. Ça peut paraître glamour tout ça mais, quand c'était mon tour de guider, je crois bien que je faisais en sorte que le coach frôle les massifs de rosiers. Tu as raison, je peux bêtement abuser de la faiblesse de l'autre au fond.

Bref. Toi, tu t'es enfin retrouvée dans le couloir devant l'armoire à compteurs. Mais ça a encore pas mal cafouillé avant que tu comprennes lequel était le bon. En bas à droite, je te disais, mais c'était pas vraiment ça parce que j'avais oublié qu'il y avait un autre compteur tout en bas à droite. C'était comme en enfance, quand je jouais à la bataille navale avec mes frères. « J10 – Touché - Coulé ».

Sauf qu'avec toi, ce n'était pas du tout ce jeu-là et ça devenait très tendu. Là, je pense aussi à ma sœur aînée qui est devenue aveugle à son adolescence et que je guidais dans la rue en lui tenant le bras. Ma sœur me racontait que lorsque ma mère la guidait, elle se prenait parfois un poteau. Ma sœur pas ma mère. C'est sans doute ça que j'ai rejoué au fond avec les coachs les yeux bandés dans le jardin. Et avec toi aussi peut-être. Finalement, tu as trouvé le bon compteur et tu as remis le courant. Surtout tu débranches un des radiateurs, je t'ai dit. Oui, pour éviter que ça recommence. Et tu as pu faire ta séance à l'heure et sans souci. Tu as mis ton patient sous le parasol chauffant. Il n'y a vu que du feu si j'ose dire.

Cette histoire de compteur électrique ça m'a fait penser aussi à mon père et ma mère qui avaient pas mal de soucis quand ils bricolaient ensemble. « Surtout, coupe l'électricité ! », disait ma mère. Mais je ne sais pas pourquoi, lui préférait prendre des risques, bricoler à mains nues et donc il se prenait plein de coups de jus. Mon père appelait ça « des châtaignes » et c'est comme s'il dansait le twist ou la polka soudain. Moi, je les regardais intrigué. Aujourd'hui, je me dis que c'était l'une des formes du commerce amoureux entre eux.

Après ma balade avec ton loulou, j'ai cherché le berger. Il était au beau milieu de la rue de la Justice avec ses moutons et ses deux chiens. Je lui ai raconté qu'il y avait une brebis perdue dans le champ, là-bas, à la lisière du petit bois. J'ai bien vu qu'il était bizarre et que j'étais bizarre aussi pour lui. Il faut dire qu'il a une maladie psychique avérée et qu'il est sous traitement. Mais là j'ai senti qu'il avait pris des substances en plus. Je vais compter les moutons, il a dit. Il faisait nuit à présent.

***

« Dresseur de loulous », c'est aussi dans une chanson de Bashung « La nuit, je mens » : Un jour au cirque / Un autre à chercher à te plaire / Dresseur de loulous / Dynamiteur d'aqueducs / ...
Et j'aime tellement l'interprétation de cette chanson-là par Rosemary 
Standley.