– Ah oui ! Les mères, toi, tu les colonises, tu te les accapares, tu en prends le meilleur et tu finis par les sortir.
C'est plutôt brutal cette manière de dire. Cinglant. Alors, pour amortir le coup, je me dis qu'on a tous en nous quelque chose de ce commerce originaire avec le maternel. Chacun à sa manière.
Tout ça parce que soudain fébrile, voire agité, j'étais en train d'ouvrir l'enveloppe à bulles déposée par la postière l'instant d'avant. Avec dedans un épais cordon de cuir. 10 × 20 cm. Couleur cognac. Et deux Mi-Cho-Ko caramel chocolat en cadeau.
Quand on s'arrête comme ça sur un fragment de vie quotidienne, c'est bien compliqué je trouve d'expliquer simplement le pourquoi du comment de ces choses-là.
En fait, c'est encore un micro chantier. Au long cours. Oui, un été, il y avait un marché d'artisans dans un vieux village, à des kilomètres d'ici. Avec, dans la cour de l'école, un coin BBQ poulet ou merguez frites et tireuse à bière. Eva adore aussi ce côté-là de la vie.
On était parti en vélo et, une fois arrivés au bout, entre une modiste, la ferronnière d'art, une tapissière, des céramistes, j'avais flashé sur le stand de la maroquinière. De la nacre, des pierres, des résines, des broches, des colliers, des objets uniques. Je lui avais demandé un bracelet de cuir qu'elle a créé et peaufiné à ma mesure, avec un fermoir en métal argenté.
Et donc, quand je dis à Eva quelques mots sur le lacet de cuir, c'est cette créatrice de bijoux qu'elle assigne à la place d'une mère pour moi. Elle se rappelle bien cette femme-là visiblement. C'est vrai que j'avais aussitôt porté ce bracelet du matin au soir. Et puis la nuit. Et sous la douche. Comme un doudou. Peut-être à cause de son odeur particulière au fil du temps. Un mélange musqué de mon parfum et de tanins. Une saveur animale avec des notes de rhum, de miel et de vanille Bourbon.
Sauf qu'à un moment donné, j'ai dû écrire un mot à la maroquinière. J'avais sa carte de visite. Parce que soudain le cuir se décollait du métal. Trop de temps sous la douche peut-être. Et dans l'eau de vaisselle parfois. Elle m'a donné d'emblée le nom d'une colle très puissante et visiblement très prisée des artisans. L'Hasulith. C'est comme si elle me confiait un de ses savoirs secrets. J'ai d'ailleurs vérifié, le fabricant ne livre pas les détails de sa formulation.
Et, je n'avais pas fait le lien mais en enfance, quand ma mère préparait des plats créoles, je lui tournais autour dans la cuisine et je la questionnais sur sa manière de faire. Ses réponses restaient confuses, comme pour garder ces choses-là secrètes justement. Mais je l'ai dit, c'est compliqué d'expliquer simplement le dessous des choses.
De toute façon, tout ça se passe de mots. Je le vois bien aujourd'hui, j'ai capté, incorporé ces goûts-là, avec le savoir-faire dedans.
Et tout le monde fait ça au fond. Pas forcément comme ça, ni pour prendre le meilleur ou le pire de l'autre, mais pour le lien.
T'accaparer seulement t'accaparer... C'est une chanson de Bashung. Il parle de son amoureuse ici. Mais c'est aussi un code source inspiré du lien maternel. D'estrade en estrade, j'ai fait danser tant de malentendus. Des kilomètres de vie en rose...
Je faisais ça aussi avec mon père. Lui tourner autour, l'observer, le renifler, le questionner. Côté atelier et bricolage. Là aussi, ça se passait de mots. Une manière d'être ensemble. Enfin, moi avec lui. Par instants. C'est là sans doute l'origine de mon goût pour l'intelligence artisanale. Et les chantiers flottants aujourd'hui.
Je fais ça aussi dans mon métier : approcher, tourner autour de l'autre, le questionner... Mais je réalise que c'est parfois trop. Trop de questions. Comme si je voulais attraper quelque chose — alors que l'autre est là à sa manière.
Je reviens au bracelet de cuir. Le fermoir était aimanté mais, au bout d'un moment, ça n'accrochait plus vraiment. Les aimants semblaient perdre de leur force. J'ai cherché à comprendre, c'était sans doute du néodyme, un métal extrait de terres rares. Cet élément-là, en alliage avec du fer et du bore, fait des aimants minuscules mais très puissants. Sauf qu'avec l'eau et le soleil, la sueur, la rouille et des chocs répétés, ça n'accroche plus.
J'ai poussé plus loin mes recherches, j'ai imaginé un instant pouvoir recharger les aimants ! Naïf et impossible. C'est comme du cristal, une fois cassé, ça n'a plus de « pouvoir ». Et puis un jour, j'ai découvert exactement le même modèle de fermoir argenté. Jubilatoire. Je pouvais passer commande. Un lot de trois. Livraison express, à domicile ou en point relais. Alors c'est vrai, j'ai fini par lâcher la créatrice de bijoux. Pour faire les choses moi-même.
Bref. Depuis quelques semaines, je ne retrouve plus mon bracelet. J'ai commencé à écrire un mot à la maroquinière. Pour une réédition peut-être. Mais c'était laborieux. J'ai deux fermoirs en stock, de l'hasulith, alors maintenant j'veux du cuir.
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Ma playlist en direct de l'inconscient :
• La nuit je mens – Alain Bashung (1998, Fantaisie militaire)
• J'veux du cuir – Alain Souchon (1983, On avance).
Et en photo : La terrasse au soleil, ici. Ça se dilate, se détraque... Un parquet flottant.