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JUN 16

Rétromaniac

J'ai raconté comment, lors d'un été presque meurtrier, j'ai pris Eva pour cible de ma rage infantile et puis j'ai transformé tout ça en fantasmes de torture japonaise à son endroit, enfin à son encontre. Et ça sans trop de coups ni de cris.

Mais ça n'a pas toujours été aussi clair. Je veux dire que je ne savais pas trop fantasmer avant. Et je ne rêvais pas non plus. Ça, c'était avant de m'allonger sur le divan. Et même si je faisais beaucoup de yoga avant, souvent allongé aussi, ça restait plutôt silencieux et ça pasteurisait toutes mes pulsions. Alors que c'est essentiel de se laisser fantasmer au fil du jour, et de rêver la nuit, parce que sinon plein d'histoires enragées reviennent du passé et bondissent dans le présent sans crier gare. Et alors peut-être que si on interdisait le yoga, il y aurait beaucoup moins de passages à l'acte violents. 

Oui, parce que moi je me souviens d'un temps où ça fusait plein pot en direct de mon inconscient et ça s'accrochait aux histoires d'Eva, avec plein de réactions en chaîne. Et la vie semblait ne tenir qu'à un fil alors.
Oui, je me souviens d'un soir comme ça, juste avant une grève surprise.

 

"D'accord ! Prends-là !", je lui ai dit.
Je lui ai dit ça ce soir-là plutôt à contrecœur. Parce que lui passer ma vieille 206 pour venir à Paris le lendemain, cette décision-là j'avais l'impression qu'elle me l'arrachait sans préavis. Mais surtout parce que je flippe tellement à l'idée qu'on m'arrache quelque chose qui est à moi et qui m'est précieux.

Bien sûr, depuis j'ai compris que tout ça vient de loin, pas tellement de l'époque où j'avais une auto à pédales - elle était bleue nuit et genre voiture de course. Non, ce n'est pas littéral l'inconscient (par exemple une voiture d'enfance et une vieille 206), ça vient de plus loin encore, de cette époque où les bébés sont "propres à neuf mois", très performants et dociles ainsi, forcés et bien dressés pour donner ce qui est précieux à l'heure attendue.

Et le lendemain de ce soir-là c'était une grève générale. Alors, dès huit heures, ce serait sans doute le chaos sur les rails et sur la route. Et c'est pour ça, c'est pour la prévenir, que je l'ai appelée le soir. On avait rendez-vous l'après-midi à Paris pour la supervision d'un groupe de coachs. Mais manque de pot, c'était aussi le lendemain qu'elle emmenait sa voiture au contrôle technique. Et c'était la date limite. Il y avait un train à sept heures vingt-six mais elle ne voulait rien savoir. Elle aime pas trop le train, Eva, surtout les jours de grève sauvage.

"D'accord ! Mais tu mettras de l'essence et tu paieras tous tes PV !", j'ai lancé un peu sèchement et agacé. Je ne sais pas trop d'où ça venait ces mots-là, mais j'ai bien senti que c'était comme des crapauds qui sortaient de ma bouche soudain.
Et il y a eu un silence à couper au couteau. Elle m'a dit merci du bout des lèvres et elle a raccroché. Et, même si c'est normal le silence une fois le téléphone raccroché, il y a eu un silence, genre juste après une grenade dégoupillée.

Et sept secondes après, elle a rappelé. Sept secondes c'est le temps qu'il faut pour qu'une grenade offensive pète (je sais ça, parce qu'à l'armée j'étais parfois "grenadier voltigeur" pendant les manœuvres).

"T'es qu'un gamin ! T'es cramponné à ton jouet, à ta voiture à pédales !" elle m'a lancé, en rage et en larmes.

Dans ces moments-là, j'ai l'impression d'être coincé avec elle dans un film de Pedro Almodóvar. Mais je sens bien que c'est moi le metteur en scène, là, mine de rien. Oui, parce que pour ma faciliter la vie, elle me prête sa voiture sans aucun souci. Et puis elle a commencé à me raconter un bout de son histoire, vingt ans plus tôt, quand elle était étudiante à Bordeaux (elle est comme ça, elle peut être très enragée et puis, dans les secondes qui suivent, faire des liens entre ce qui se passe et son histoire intime). Elle arrivait d'Espagne un peu démunie mais son grand-père lui avait confié sa vieille Ami 8. Et un jour, il est mort son grand-père et alors la mère d'Eva n'a rien trouvé de mieux que de lui dire : "Tu vas payer tous les PV !" Alors, ce soir-là, mes mots à moi et ceux de sa mère ça n'a fait aucune différence dans sa tête.

Et c'est un peu une nuit de fin du monde qui a suivi.

Le lendemain, au petit matin, devant la pompe à essence de la station Leclerc de Saint-Denis-les-Sens, elle a soudain hésité. Elle a cherché un indice ou un code couleur sur la trappe du réservoir ou dans le moteur. En vain hélas. Cette voiture-là est bien trop vieille. C'est juste marqué HDi sur le coffre arrière. Alors elle m'a appelé. Mais elle ne sait pas que c'est dangereux d'utiliser un mobile près d'une pompe à essence.
"Dis, ta voiture, c'est essence ou gas-oil ?" elle m'a demandé. Mais c'était mon répondeur parce qu'à ce moment-là j'étais déjà en séance.
Alors, un peu comme on lance un dé sur un tapis de jeu, elle a cliqué sur Essence SP 95. Oui, comme je lui avais dit "Tu mettras de l'essence", elle m'a pris au mot. Et la femme numérique a dit : "Allez vous servir en super sans plomb 95".
Elle a fait le plein et elle s'est lancée sur l'autoroute de Paris. Un peu inquiète quand même.

Et c'est à la hauteur de Montereau-Fault-Yonne, là où il y a plein de travaux depuis des semaines, et une seule voie comme un long couloir étroit, là où ça monte un peu aussi, et derrière elle des poids lourds lancés à fond malgré la vitesse limitée pendant tout le chantier, oui c'est là que le moteur de la vieille voiture a fait soudain un bruit bizarre. Et puis plus rien dans le moteur. Que du silence. Alors elle a voulu appuyer sur Warning, comme dans sa voiture à elle quand ça ralentit soudain au devant. Mais là, elle ne savait pas où était la touche rouge parce que c'était la première fois qu'elle prenait ma voiture. Elle a voulu accélérer mais ça ne répondait plus du tout sous son pied. Et dans le rétroviseur, enfin derrière elle, un trente tonnes rutilant arrivait comme un boulet.
Mais soudain, tout au devant, c'était la fin des travaux et aussi la fin du long parapet de béton. Alors, avec la vitesse qui restait, elle s'est laissée glisser tout doucement sur le bas côté.

***


Un bout de cette histoire-là était dans un billet vagabond, il y a longtemps : Rétromania. Et puis ça m'est revenu, là, sur le fil de mes souvenris de match de catch et de Shibari ; et mon projet d'autofiction : Fais le beau, Attaque !