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JUN 17

Ce qui ne m'a pas tué hier

– Oulala ! Ça sent super fort chez vous aujourd'hui !, me dit le chasseur de souris quand je lui ouvre la porte ce matin.
Je trouve sa remarque déplacée, intrusive, mais comme il passe ici
tous les quinze jours, au petit matin, pour poser ses appâts et ses pierres à venin, forcément, il connaît bien les coulisses et tous les recoins. Alors il se croit peut-être en intimité.
– Oui, je lui réponds, l'eau d'ici est calcaire et mon fer à vapeur crache des cailloux et fait plein de taches jaunes sur mes chemises de lin ou de popeline.
– Ah oui ? il me dit avec un air un peu inquiet.
– J'essaie de le vidanger avec des sels d'acide citrique et puis aussi du vinaigre d'alcool mais c'est pire.
– Et votre prochain patient, il arrive à quelle heure ? il me demande encore plus intrusif je trouve. 

Je me rappelle la toute première fois quand il avait sonné au beau milieu d'une séance. Il était avec la gardienne qui lui montrait le chemin. Et, il y a quelques années, je l'aurais sans doute laissé rentrer pour sa chasse à la souris et puis, pour ne pas perdre la face devant le client, j'aurais fait genre "coach systémique" ou intégratif, à la recherche de "résonances" et de "reflets". Oui, j'aurais demandé au client : "A quoi ça vous renvoie tout ça, peut-être ?". Mais maintenant j'essaie de ne pas en rajouter. Non, ce n'est pas la peine.

Ainsi l'autre jour, sans savoir tout ce qui se trame dans les coulisses de l'atelier, un client m'a raconté une histoire de rat quand il était enfant. Il était obligé de dormir au grenier et alors il avait peur de ces bêtes-là qui courraient dans les souspentes et sur les entrecroises. Une nuit, un gros rat a été pris au piège – moi j'imaginais une tapette avec du gruyère mais c'était une cage spéciale posée par son grand-père –, et alors sitôt attrapé il a essayé de tuer le rongeur à coups de marteau. Il avait fait beaucoup d'EMDR – enfin pas avec le rat mais avec un psy –, et donc à présent il pouvait évoquer sans soucis cet épisode traumatique (il avait peur que le rat le mange) mais tout aussi jouissif. Et il aimait retrouver le bruit que ça faisait pendant la tuerie et toutes ses sensations. Ça m'a fait un peu flipper sur le coup. Mais c'est le tout début de l'accompagnement et il a plein d'autres histoires à raconter.

Et donc, au chasseur de souris ce jour-là j'avais dit "Non ! Pas maintenant !", un peu comme on dit à un chien : "Dehors !". C'était plutôt brutal et une manière de chasser le chasseur à son tour. Mais c'était encore une de mes histoires d'enfance qui revenait soudain à la surface, comme une réminiscence. Oui, une histoire de chiens laissés à la porte pendant les repas et qui grattent ou aboient alors. C'était un moment de tensions entre mes parents car ils n'arrivaient pas trop à s'accorder sur laisser ou pas les chiens dehors. (Et je prends conscience, là, qu'il y avait le même genre de débat, houleux, pour mon frère aîné : le mettre en pension ou pas ? C'était un peu comme le mettre à la porte, je trouve. Et même si, moi, je me tenais à carreaux j'aurais bien aimé peut-être aller aussi en pension.)
Et ainsi je découvre de plus en plus de situations où, mine de rien, j'aime faire à mon tour ce que j'ai vu quand j'étais enfant. Et aujourd'hui je cherche s'il existe des trappes pour les chiens, comme une chatière, que je pourrais installer sur la porte. C'est pour Little Snow, le chien d'Eva, pour qu'elle puisse entrer et sortir sans gémir ni japper, avant, pendant ou après les repas.

Et là, ce matin, comme la voie est libre, le chasseur de souris continue sur le mode intimiste.
– Ça ne partira pas de si tôt cette odeur de vinaigre !, dit-il.
Ce n'est pas son problème je me dis, alors pour le remettre à sa place 
je lui demande son mobile. Oui, il a une appli spéciale pour que je signe l'avis de passage. Et puis je lui dis que cette odeur-là ce n'est rien à côté de la souris morte que j'ai trouvée sous l'évier la semaine dernière. Elle était complètement desséchée, comme une momie, et l'odeur était insupportable. Et j'ai préféré prendre une pince pour l'attraper. C'était la première fois que je trouvais une souris ici alors qu'elles dansent à tous les étages et chez les voisins. La source est chez la prof de danse qui, dans les coulisses de son académie, a plein d'oiseaux à bec droit ou crochu, des canaris et des mandarins huppés, des perruches ondulées ou à collier, et aussi un mainate. C'est un peu comme sur le quai de la Mégisserie et toutes les graines autour des volières attirent les rongeurs. Le chasseur m'explique que si la souris est desséchée c'est "bon signe" parce que l'appât est un anticoagulant et le rongeur est mort d'hémorragies.

Je ne sais pas pourquoi – enfin pas encore , mais j'ai voulu en savoir plus sur cette histoire de poison pour les souris et donc j'ai demandé à Google. J'ai trouvé un article d'une unité de recherche, l'unité 1233 de l'INRA, sur les appâts anticoagulants et antivitamine K. Ça ne tue les rongeurs que plusieurs jours après la consommation. Oui, ces chercheurs-là s'intéressent à la psychologie du collaboratif et aux systèmes de défense dans les groupes. Ils racontent que les rats bruns se nourrissent d'aliments très divers avec une stratégie qui peut se résumer ainsi : « Ce qui ne m'a pas tué hier ne me tuera pas plus aujourd'hui ! ».

Ils vivent en tribu familiale et le groupe applique aussi cette stratégie-là. Et comme ce sont les jeunes mâles qui explorent le monde alentour et rapportent la nourriture au terrier, si une nouvelle source de nourriture est découverte, les autres rongeurs inquiets attendront deux jours avant de consommer l'appât. Et si, entre temps, le rat explorateur meurt, alors les autres rats de la tribu délaisseront la nourriture.
Ainsi avec un toxique qui met plusieurs jours à agir toute la tribu va consommer la nouvelle nourriture et la population sera tuée.
Mais à l'Académie de danse, malgré les appâts anticoagulants, il y a toujours plein de tribus de rongeurs. Et cela depuis des années.

***

Photo : "Forever against animal Testing". Cette photo-là est à la fin des e-mails d'une cliente qui travaille dans une entreprise de cosmétiques. Oui, avec sa signature, il y a un lien vers une pétition sur le web pour arrêter les tests sur les animaux.