19
OCT 17

Du barbelé dans le verger

Une femme me plante un couteau dans le bras gauche. Ça le transperce mais ça ne me fait pas du tout mal. Et ça ne saigne pas. Je me réveille en sursaut. Je crois bien que la femme m'a fait ça parce que j'ai voulu la pousser à bout. Comme s'il fallait une raison à tout ça.
– Pourquoi le bras gauche ?
D'habitude ma psy me laisse patauger juste après le récit de mon rêve – un peu comme on fait au réveil d'ailleurs –, mais aujourd'hui, à peine ai-je fini et elle me questionne. C'est vrai que j'ai précisé que c'était mon bras gauche, là, mais je ne vois pas du tout pourquoi. Pas encore. Et puis, ce qui semble s'imposer dans un rêve c'est souvent pour détourner l'attention et cacher tout autre chose alors. Comme le ferait un couple de magiciens quand la femme montre une colombe dans une cage, en remuant plus ou moins ses fesses d'ailleurs, et pendant ce temps-là le type prépare son coup.
– Vous n'êtes pas gaucher pourtant ?
Ma psy insiste. Non, bien sûr ! Mais comment elle peut savoir ça, je n'ai jamais écrit sur le divan, enfin pas devant elle. Moi je me dis que la femme qui me plante le couteau c'est peut-être moi-même puisque j'ai bien compris maintenant que je suis aussi l'instigateur de mes rêves. Oui, ce serait plus pratique de me faire ça avec ma main droite. Mais je n'ai pas d'envie de suicide, enfin pas consciemment.
Derrière moi, ma psy semble s'entêter, elle dit que ça lui évoque le cœur parce que le cœur est à gauche. 

– Ah ! Oui ? Une blessure de cœur alors. Au sens figuré c'est ça ?
– Une blessure psychique, elle ajoute, quelque chose qui vous aurait fait mal mais sans laisser de traces.
Forcément elle tire la couverture à elle, enfin du côté de la vie d'âme. Je ne veux pas la pousser à bout elle aussi, mais mon rêve ça m'évoque très clairement la castration et toute l'angoisse qui me vient avec, toujours. Elle ne dit plus rien. C'est vrai que c'est clair et j'ai tellement rabâché ça qu'il y a sans doute autre chose. Ça me rappelle quand même mon frère Philippe (celui qui est arrivé juste après moi), quand il s'était cassé le bras. Il avait douze ou treize ans et, pour lui enlever son plâtre, ma mère l'avait cassé à coups de marteau et fini à la scie à métaux (le plâtre). Je revois bien la scène, là. C'était dans la cuisine, sur la table ronde comme un établi alors, et avec les outils de mon père. Il y avait sur le plâtre plein de dessins et de mots de ses copains de récré, à l'encre bleue et au feutre de couleur. Et c'était aussi le bras gauche. Après ça, les morceaux de plâtre ça faisait comme un rébus sur la table de bois. Mais j'ai déjà raconté cette histoire-là plusieurs fois sur le divan et, même si je sais que quelque chose de nouveau peut surgir à chaque fois – un détail, un autre angle, un sens nouveau alors –, là je préfère aller directement à la fin de mon rêve : ça ne me fait pas mal et ça ne saigne pas. C'est bizarre je me dis.
– C'est peut-être tout le contraire ! dit ma psy.
– …  ?!
– Oui, parce que vous vous êtes quand même réveillé à ce moment-là.
Depuis que je vais à la fac de psy, je comprends mieux le travail du rêve, par exemple le fait que se réveiller c'est comme une censure aussi. « Pas forcément ! » m'a dit ma psy. Alors là, pour ne pas trop ferrailler avec elle sur la théorie (elle dit que c'est aussi une défense), je me dis que c'est peut-être comme l'histoire du plâtre. Oui, même si j'avais bien rigolé à l'époque, parce que j'étais en rivalité avec mon frère au fond, ça m'avait beaucoup impressionné. Après, j'avais peur que ma mère me coupe moi aussi, m'ampute ou même me châtre.
Et je me demande si mon père était présent dans la cuisine parce que je me souviens maintenant qu'il était aussi dans mon rêve. Mais il ne disait rien. Et c'est peut-être comme le reste alors. Oui, finalement j'ai traversé mon enfance sans vraiment rien dire, un peu comme mon père d'ailleurs. Sans jamais avoir trop mal non plus. Un jour, enfin un soir, j'étais monté sur un échafaudage posé à hauteur d'homme tout autour de la maison. Je crois que c'était pour faire comme les maçons qui, de là-haut, rigolaient toujours beaucoup. Mais j'étais tout seul et j'étais tombé. Sur le dos. Et même si ce n'était pas très haut j'ai eu le souffle coupé pendant un long moment qui m'a donné le temps d'avoir peur de mourir. Mais ni vu ni connu. J'ai déjà raconté cette histoire-là aussi.
Une autre fois j'avais voulu cueillir une pomme dans un verger, peut-être pour faire comme Adam et Eve sauf que, là, j'étais encore tout seul. Il y avait un fil barbelé qui servait de clôture. Un seul fil, tendu entre deux arbres et presque invisible alors. J'étais en vélo, j'ai traversé le nez en l'air et deux crocs d'acier m'ont bien accroché et lacéré le bras. Profondément. J'ai réussi à cacher ça mais j'ai encore les cicatrices. C'était le bras gauche.
Aujourd'hui je crois que je sens un peu mieux quand je me fais mal.
Et puis aussi quand je peux faire mal (mal aux autres je veux dire.)

L'histoire du barbelé je ne l'ai racontée à personne. Ni sur le divan. Non c'est venu après. Et j'ai repensé à mon rêve après la séance aussi. Je me souviens que la lame du couteau pénétrait l'avant bras, entre les chairs, entre les muscles, mais sans faire mal ni saigner. La pénétration, c'était peut-être ça le désir censuré au fond.

***

En photo : Sur le rêve - Sigmund Freud – 1901. Un livre qui est écrit « comme un roman policier où le lecteur est invité à assister, voire à participer à une enquête portant sur ce crime psychique mystérieux qu'est le rêve et qui aboutit au dévoilement du "coupable", en l'occurrence la censure, agent du refoulement. » André Green