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DéC 17

Des explosifs dans le sac

Quand je suis entré chez ma psy par la porte, l'autre soir, j'avais mon sac de voyage et je pensais qu'elle le connaissait bien ce sac-là (en cuir souple, plutôt vintage et sans les roulettes à la mode), parce que je viens toujours avec quand je vais de la campagne à Paris et puis retour, mais ce soir-là elle l'a regardé bizarrement, et même de travers, oui, comme si je transportais plein d'explosifs dedans (un peu comme les gens dans les trains quand ils déposent leur valise ici ou là, et qu'ils se regardent par en-dessous parce qu'ils ont peur les uns des autres et qu'il faut être « Attentifs Ensemble »), même si maintenant je sais bien que je projette toute une part de mon monde intérieur sur ma psy alors que bien sûr elle ne peut pas savoir ce qu'il y a dans mon sac et qu'elle doit penser à mille autres choses ou même à rien quand j'arrive.

Je vois ça parce qu'une fois allongé sur son divan, je ne la vois pas et je vois bien alors tout ce que je lui attribue et qui n'a vraiment rien à voir avec elle (c'est ça aussi la "névrose de transfert", cette manière d'assigner une place à l'autre et de rejouer un jeu des temps anciens, un vieux jeu, c'est ça qui se répète au fond et qui tout à la fois peut se découvrir et se défaire au fil des séances) alors je me suis demandé pourquoi moi, soudain, je pensais à des explosifs ? Mais, une fois allongé, je n'ai pas du tout reparlé de ça, non, c'est comme si ça c'était évaporé, et donc je suis passé à tout autre chose, je ne sais plus à quoi d'ailleurs parce que ma psy me dit toujours de dire ce qui me vient et il faut dire que j'étais bien malade, que j'avais fait un dépannage en rase campagne la veille au soir avec diagnostic à distance, que j'avais peu dormi sur le canapé devant le feu, que personne ne m'avait souhaité ma fête, et que je lui ai demandé si elle m'aurait fait payer la séance si, pour une fois, je n'avais pas réussi à venir. Mais elle n'a pas répondu et j'ai bien vu alors que j'attendais d'elle encore des cadeaux qu'elle dit "empoisonnés" parce que ce serait comme une compensation pour plein d'autres choses qui n'ont rien à voir. Alors j'ai pensé que je n'avais peut-être plus besoin de me rendre malade pour ça.

Mais plus tard, cette histoire d'explosifs m'est revenue mine de rien (on appelle ça des associations "libres" mais les choses ne sont pas si libres au fond, elles se tiennent bien serrées ensemble, dans l'inconscient). Oui, c'est revenu au détour d'une association quand j'ai évoqué un souvenir d'adolescence, c'était en cours de chimie, et ces histoires d'école me reviennent aussi parce que je retourne à la fac en ce moment, tantôt étudiant tantôt prof, et là j'étais en seconde ou en première et on faisait souvent plein d'expériences avec la prof de chimie sur la paillasse – enfin elle n'était pas dessus, elle avait sa paillasse bien à elle, en carrelage blanc et avec un bac à évier, un peu comme dans une cuisine et c'est bizarre de penser à la cuisine parce que c'est plutôt l'univers de la mère et je pourrais plutôt penser à une salle d'autopsie parce que des fois on disséquait des bestiaux –, on avait tous des blouses blanches comme des médecins et donc ce jour-là c'était une expérience avec une substance chimique toute particulière qui s'enflammait au contact de l'eau. Le feu et l'eau ensemble donc, comme une alliance absolument impossible, un mariage entre les contraires mais sans que l'un n'annule l'autre ici (encore le fantasme de la scène primitive, j'ai pensé en racontant ça).

J'ai demandé à ma psy si elle voyait ce que c'était cette matière inflammable mais elle n'a rien dit, forcément elle n'est pas chimiste (et je ne pouvais pas consulter Google sur le divan mais c'était plutôt bien parce qu'en ce moment j'apprends à ne pas faire les choses du tac au tac ni chercher des réponses toutes faites à l'extérieur, c'est aussi une manière de laisser l'inconscient s'exprimer, même si c'est difficile pour moi. Ma psy appelle ça « emprunter un circuit long au lieu de toujours chercher des raccourcis » et donc sortir de l'ignorance de ce qui se trame dans mon inconscient plutôt que soulager mes pulsions), bref, pour en revenir à la matière chimique c'était sous forme de petits carrés blancs, et aujourd'hui ça me fait penser au rectangle blanc qui était parfois sur l'écran de la télé, en bas à droite, pour signaler les films avec de la violence ou du sexe, et parfois les deux ensemble aussi, et donc c'était fou, c'est comme si on pouvait jouer avec le feu en classe.
On était deux par deux devant chaque paillasse, moi j'étais avec une fille, Astrid ou Nadine, je ne sais plus – à cette époque je cherchais en vain la formule des atomes crochus –, et j'ai aimé dérober un petit morceau de cette matière-là, je l'ai glissé en douce au fond de ma poche, sans trop savoir encore ce que j'en ferai d'ailleurs, j'imaginais sans doute plein de diableries. Mais c'est là que cette histoire a vraiment mal tourné pour moi. Oui, parce qu'en commettant ce forfait j'avais chaud, la peur et l'excitation de me faire attraper produisaient aussi une réaction chimique en moi, une forme de moiteur à fleur de peau et sur tout le corps, et alors le morceau de sodium – oui, je viens de demander à Google, c'était du sodium et ça s'enflamme au contact de l'eau et même ça explose parce que le sodium décompose les molécules d'eau en dihydrogène et en ions hydroxyde pour former une solution d'hydroxyde de sodium et cette réaction libère beaucoup de chaleur : 2 Na + 2H2O → 2 NaOH + H2

Bref. Ça s'est soudain enflammé au fond de ma poche, ça a fait des éclairs jaunes caractéristiques du sodium, ma blouse et mon pantalon ont brûlé, ça a fait des trous et ça faisait très mal, mais je m'en suis sorti sans trop d'histoires parce que j'ai raconté des salades à tout le monde, à la prof de chimie, à Nadine ou Astrid, à l'infirmière de l'infirmerie, à la proviseur et à ma mère, genre que je ne comprenais pas trop ce qu'il s'était passé.
Aujourd'hui, je me dis que ça aurait pu être vraiment plus grave et tout ça me fait penser au mythe de Prométhée qui vole le feu aux Dieux pour le donner aux hommes mais ensuite il est condamné à un châtiment éternel (un aigle lui dévore le foie tous les jours).

Et c'est bizarre, en ce moment, des hommes que j'accompagne évoquent aussi des épisodes de leur enfance ou de leur jeunesse avec des problèmes de chimie ou de feu. Il y a par exemple S qui avait reçu en cadeau de ses parents le grand coffret du "Petit chimiste à la maison" (à partir de 8 ans). Il a aussitôt concocté un mélange très corrosif qu'il a versé avec application sur les dessous et les dessus que sa voisine du dessous avait étendu sur son balcon sous le soleil. Forcément, ça s'est su et ses parents lui sont tombés dessus. Oui, « ces deux-là ensemble », a-t-il précisé parce qu'il est expert du complexe d'Œdipe.
Il y a aussi P qui était ingénieur en sécurité incendie et qui, pendant ses formations, montrait aux équipes qu'on pouvait allumer une bonbonne de gaz au plus près de son embouchure alors que c'est quand même dangereux surtout s'il y a du vent, mais lui le matin il vérifiait la météo au doigt mouillé (il n'avait pas de smartphone ni d'appli météo à l'époque) et puis il retournait la bouteille qui envoyait une flamme à plus de quatre mètres au devant des équipes. J'ai pensé qu'un pompier ou un ingénieur en sécurité incendie est un pyromane qui a mal tourné, enfin l'inverse je veux dire.

Bref, pour en revenir au sodium, alors que je disais à ma psy que c'était sans doute mon besoin de transgression qui m'avait poussé à ça, elle m'a répondu du tac au tac que, là, c'était visiblement plutôt la recherche de punition, d'auto-punition. Et ça change tout, je trouve, de voir les choses comme ça.

À ma séance d'après, j'ai reparlé de cette histoire de sodium. Au début je n'osais pas trop parce que j'avais écrit un bout de cette histoire sur Facebook (alors que tout ce qui se passe sur le divan ne devrait pas en sortir, sinon ça contrecarre, ça biaise le travail d'analyse, mais je ne peux pas m'en empêcher). C'est comme si je volais un bout de séance pour en faire une matière d'écriture. Et pourtant je vois bien que ces histoires en direct de l'inconscient n'intéressent pas grand monde – ou peut-être que, comme dans les trains, les gens ont peur de ce qu'ils transportent –, et quand je publie ça sur mon blog, aussitôt il y a plein de coachs qui se désabonnement, alors peut-être que je fais ça pour me saboter ou me punir. Même si écrire me permet de trouver d'autres souvenirs et de nouveaux liens. Par exemple, je me souviens qu'à cette époque, j'avais découvert un autre mélange chimique particulier : oui, avec du sucre et du chlorate de soude, un désherbant puissant pour le jardin, je concoctais des feux d'artifice. Et quand j'introduisais ce mélange-là (100 g de chlorate pour 30 g de sucre) dans un étui à cigare ça faisait un explosif.

Et donc, en reparlant à ma psy de mon attirance pour le feu, j'ai soudain pensé à mon père qui bricolait tout le samedi et tout le dimanche et qui, à cette époque, s'était lancé dans la soudure à l'arc. Oui, il fabriquait des cages pour ma mère – enfin pas pour elle mais pour ses perruches et son perroquet – , et donc peut-être que je voulais faire comme mon père au fond, jouer avec le feu, fabriquer des cages et enfermer dedans je ne sais pas qui. Enfin pas encore.

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