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AVR 23

Des rêves en morceaux

L'autre fois, j'ai rêvé toute la nuit – enfin j'avais l'impression que c'était vraiment toute la nuit – mais le souci c'est que ce rêve-là c'était juste une chanson qui tournait en rond dans ma tête. Quelques notes. Un refrain.
C'était rageant, j'étais soudain enragé je veux dire, parce que ça semblait échapper aux différentes entourloupes, à toute la mécanique de censure qui bat son plein dans chaque rêve et que pourtant je crois bien connaître à présent.
Oui, par exemple, je me retrouve de plus en plus souvent avec juste un bout de rêve au réveil. Une image, une séquence coupée d'un scénario comme un thriller, ou même un seul mot, mais qui s'impose alors, qui insiste.
L'autre nuit, c'était sans doute la trace la plus minuscule. Plus petite encore qu'un air de chanson. Une seule lettre, un atome de rêve en quelque sorte : la lettre X, posée quelque part sur une route, je ne sais plus où.

Il faut dire qu'au tout début, quand j'ai débarqué en analyse, mes rêves étaient plutôt crus, directs, sans tout le travail de mise en intrigue qui fait le mystère de nos songes.
L'avantage aujourd'hui, c'est qu'avec si peu de choses, je n'ai plus besoin de prendre de notes au petit matin. Ça reste en mémoire vive pendant plusieurs heures ou davantage. Mais je n'ai plus aucun repère a priori pour trouver de quoi il en retourne alors.
J'ai pensé que c'était peut-être une nouvelle manigance de mon inconscient pour renforcer la censure, le refoulement, effacer la mémoire à cet instant entre la nuit et le jour. Oui, comme quand tu joues à la Gameboy, enfin à un jeu vidéo, la difficulté ne cesse d'augmenter quand tu progresses : passer d'un monde à l'autre est de plus en plus ardu. Mais c'est aussi ce qui en fait l'attrait.

Et donc, c'est là que j'ai découvert que je pouvais quand même remonter une piste à partir d'une seule pièce du rêve, ne serait-ce qu'un mot ou une image – mon mobile en morceaux, moi-même d'un côté ou de l'autre d'un moucharabié, etc. Il suffit de me lancer avec ça sur le divan pour que surgisse d'autres mots, des liens apparemment incongrus, une chaîne associative inédite... Et, de fil en aiguille, je peux percevoir un sens caché dans cette part de nuit qui reste.

Bref. Je me suis accoutumé, je crois bien, à ces manières de plus en plus tortueuses de crypter, de confisquer ce qui semble l'essentiel. Oui, parce que le rêve est une sorte de « crime psychique mystérieux » et, si l'on cultive le goût de l'enquête, on peut patiemment remonter jusqu'au « coupable » (*).
Les gens qui n'ont pas de goût pour leur vie inconsciente, pour leurs rêves, croient que c'est le désir inavouable qui est coupable, mais pas du tout. C'est au contraire toute la mécanique de censure qui confisque les désirs. Comme dans une dictature.
On l'a bien vu avec toutes les âneries de couvre-feu et de QR-code pendant la dictature sanitaire.
Le souci avec ces rêves en pièces détachées, c'est que je ne peux pas vraiment faire le job. Enfin pas tout seul. J'ai encore besoin d'en parler sur le divan, ne serait-ce que pour ouvrir l'enquête. Par exemple avec l'histoire du X de l'autre nuit. J'avais de mon côté pensé à une croix de Saint-André mais ça ne menait nulle part. Alors j'en ai parlé en séance et c'est là que d'autres figures religieuses, plus ou moins connues, me sont venues. Oui, d'autres saints.
Bizarrement, c'est au moment où je percevais la polysémie de ce mot-là entre le sacré et le profane, l'âme et la chair, que ma psy en a rajouté sur le versant religieux. À cause de mes antécédents familiaux sans doute. Ça m'a laissé sur ma faim, comme devant une équation où X reste, pour un moment encore, l'inconnue.

Et donc, la chanson qui tournait en rond dans ma tête cette nuit-là, c'était de Bashung. Je me demandais si ce genre-là relevait vraiment de la fabrique des rêves ?
– Il suffirait d'avoir les paroles, m'a dit ma psy.
– Oui, c'était « La nuit je mens ».

***

(*) C'est André Green qui parle du rêve comme un « crime psychique mystérieux » ; Oui, en préface d'un ouvrage de Freud : « Sur le rêve ». Ce livre-là écrit-il est « comme un roman policier où le lecteur est invité à assister, voire à participer à une enquête portant sur ce crime psychique mystérieux qu'est le rêve et qui aboutit au dévoilement du coupable, en l'occurrence la censure, agent du refoulement. »