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DéC 11

Désirs et tabous en supervision - Partie 1

Quel étrange élan m'a donné l'envie d'accompagner ceux qui accompagnent ?!
Ce sont les premiers mots qui me sont venus pour une contribution toute personnelle à un ouvrage collectif : Le grand livre de la supervision, paru 
chez Eyrolles l'année dernière.
Ecrit à l'encre noire et à l'encre bleue, j'ai envie de partager ici ce voyage dans les coulisses de notre métier.

Résumé :
La supervision est une pratique de l'intime, un cheminement vers soi par le détour de l'autre ; aussi cet article nous invite-t-il à aller dans les coulisses de la supervision et à remonter aux sources du désir. Le désir du superviseur d'abord, avec ses parts d'ombre et son ego, ses failles et sa passion d'accompagner ceux qui accompagnent. Et puis, le désir et les peurs des coachs, tiraillés entre toute-puissance et fragilité, attirance et rejet, agressivité ou tendresse.
C'est à travers le récit de séances réelles, en groupe ou en face à face, que nous plongeons dans l'histoire et les blessures des coachs, dans les pensées secrètes et les limites du superviseur, dans l'émotion et la créativité qui surgissent de l'alliance et de la confrontation.
Les arrêts sur image et les apports didactiques éclairent les répétitions qui enferment et les jeux inédits qui libèrent. Des jeux en miroir de ce qui se crée aussi en séance entre le coach et son client. Ainsi la supervision est tout à la fois une chambre d'écho et un atelier de création entre artisans passionnés.

 

Quel étrange élan m'a donné l'envie d'accompagner ceux qui accompagnent ?
Est-ce la conscience d'un talent singulier qui prend sa source dans mon histoire chahutée et dans une vulnérabilité aujourd'hui assumée ?
Est-ce le désir, un brin rebelle, d'initier des confrères à dépasser les outils appris à l'école pour mieux façonner l'instrument vivant et unique qu'ils sont eux-mêmes pour leurs clients ?
Est-ce le plaisir de dénouer des situations impossibles ou bloquées, ces impasses où les théories n'ont plus cours et d'où peut surgir l'inattendu si le coach ose nommer ses limites ?
Est-ce l'envie d'animer des espaces privilégiés comme des ateliers de recherche et de création entre artisans passionnés ?

Désir de singularité, saveur de l'initiation, besoin irrésistible de créer avec l'autre... Ainsi, en coulisse, le désir du superviseur s'origine tout à la fois dans son ego, sa part d'ombre et ses passions. Et c'est sur ce terrain vivant et ambivalent des désirs et des tabous que se tisse la relation avec le supervisé. Car le coach choisit cet autre singulier pour les multiples facettes, sombres et lumineuses, qu'il devine en lui-même mais n'assume pas encore. Ainsi la supervision est une pratique de l'intime, un espace pour cheminer vers soi par le détour de l'autre.

Entrons dans l'intimité de cette relation particulière. Ici, avec un coach qui vient de créer son cabinet et veut « doper son chiffre d'affaires ».

Partie 1 - TRISTAN

Le désir des hauts sommets

« Voulez-vous m'accompagner dans mon développement, comme un guide de haute montagne, sans jamais trébucher ? » Ces premiers mots de Tristan me reviennent en mémoire quand, au cœur de l'été, je découvre son courriel pour clore la supervision. Fin inattendue. À mi-parcours. Chute prématurée qui réveille en moi la morsure de la rupture. Une ultime manière de trébucher peut-être ? Car les avancées de Tristan se sont parfois accompagnées de faux pas douloureux pour moi ! Certes l'appel des hauts sommets avait réveillé mon goût pour l'excellence. Mais je m'étais bien gardé d'y faire écho.
J'avais au contraire invité ce coach en devenir à découvrir, chemin faisant, une posture plus sereine : celle d'un artisan de la relation, patient, ouvert à l'émergence, comme un jardinier.
Mais, un an plus tôt, Tristan était encore dans la salle des marchés d'une banque d'affaires. Il l'avait quittée pour se former au coaching, puis créer son cabinet et rejoindre un club de jeunes dirigeants. Une tribu où le totem est « la croissance à deux chiffres » et les métaphores guerrières et sportives plus à la mode que la passion des jardins.

Arrêtons nous un instant pour éclairer ce qui s'est joué, en coulisse, dès notre rencontre.

Transfert et contre-transfert. La relation de supervision est le creuset de jeux transférentiels. Ainsi Tristan me choisit car il projette sur moi une forme de toute-puissance : multiplier par deux son chiffre d'affaires, créer des offres innovantes pour ceux qui dirigent, franchir des hauts sommets « sans jamais trébucher ». C'est son transfert.
J'ai longtemps cultivé ce fantasme de puissance qui resurgit parfois ! Mais je redoute alors de plonger dans l'exact opposé : l'impuissance, l'imperfection et l'épuisement. C'est mon contre-transfert.

Une chambre d'écho. Il est vain de résister à ce mouvement qui est le moteur de la rencontre et qui prend sa source dans l'histoire de chacun. En laissant ce jeu s'installer et se répéter, le superviseur peut le reconnaître et le démêler avec le coach. Ainsi, j'ai finalement confié à Tristan agacé par « ma posture de jardinier » que, par la grâce de certains événements douloureux, j'avais guéri d'une course folle vers un « toujours plus », indéfini, exténuant et vain. Troublé, il me confia alors comment son père « trébuchait sur les chemins de la vie ». Et comment ces chutes le laissaient longtemps sidéré et impuissant, angoissé et démuni. Je compris ainsi ce que Tristan cherchait par delà les hauts sommets.

Reprenons le fil de la supervision. Une séance de groupe. La première pour Tristan.

« Une dangereuse sorcière »

Morgane, une jeune coach, veut travailler sur le pouvoir singulier que lui donne son intuition : « C'est comme si j'avais la perception intime des maux de mes clients » déclare-t-elle.
Intrigué et curieux, je l'accompagne pour comprendre ce qui l'effraie et l'attire ici. La jeune femme évoque alors son histoire de vie. Souvent cabossée, parfois douloureuse. Ainsi, plutôt qu'un pouvoir étrange, son don est une hypersensibilité aux fragilités et aux blessures des autres.
Chacun dans le groupe fait alors écho à cette intelligence de l'âme, sensible et intuitive, parfois censurée, souvent anesthésiée par le trop plein d'outils. Tristan reste silencieux. Agité, le regard noir, il refuse de partager ses résonances.
Je propose à notre consœur une expérience pour l'entre-séance : « Observez comment, derrière la fragilité de vos clients, vous pourrez aussi, peut-être, percevoir un talent ou une ressource. »
Tristan, mutique jusqu'à la fin, part en claquant la porte. Il explose après la séance en critiquant mon absence d'éthique devant une pensée magique et mystique. « Cette femme est une sorcière. Elle est dangereuse pour notre métier » m'écrit-il. Percuté, démuni, cela m'évoque un combat de boxe plutôt qu'une randonnée en haute montagne ! « Ce sera elle ou moi ! » conclut-il. Je retrouve mon élan en l'invitant au débat qui se poursuit avec le groupe : « Quelle est la source de notre intuition ? Quel lien avec notre histoire personnelle ? Comment la cultiver, ou bien nous en priver ? » Mais Tristan décide de quitter la supervision collective.
Bien plus tard, pacifié, il me confiera un autre écho douloureux avec son histoire intime : l'éloignement soudain de son frère jumeau « tombé en amour d'une masseuse chaman ». Ainsi Morgane, à son insu, avait sur Tristan un autre « pouvoir étrange » : celui de réveiller la mémoire de la fusion et la blessure de la perte.

Le groupe, métaphore de la famille. Un groupe de pairs est une chambre d'écho aux peurs et aux fantasmes de chacun. L'autre est vu comme un ami ou un ennemi, un compagnon de route ou un concurrent potentiel. Certaines relations réveillent des morceaux choisis du roman familial de chacun : les liens dans la fratrie (« Ce sera elle ou moi ! »), des situations douloureuses (la fusion, l'abandon...). Le superviseur contribue à dénouer ces résonances intimes par l'écoute, mais aussi par la confrontation et l'amplification : débattre avec le groupe plutôt que fuir, remonter aux sources de « la pensée magique ».

Le coach doué et blessé. J'aime croire que les coachs doués sont aussi des enfants blessés : blessure d'abandon, de rejet, de désamour... C'est pour ça qu'ils font ce métier et qu'ils sont des artisans passionnés de la relation. Ceux qui se développent, patiemment, durablement, ont conscience de leurs blessures ; il les ont travaillé en thérapie et peuvent travailler en coaching à partir d'elles sans être submergés. Car, en séance, nos clients nous donnent aussi rendez-vous avec nos parts fragiles.
Et c'est ce « retournement » d'une blessure en ressource que Morgane découvre avec ses pairs. Car le groupe a aussi une fonction supervisante : le « pouvoir étrange » de la jeune femme n'est pas un redoutable sixième sens, mais une faculté d'écoute sensible au cœur de notre métier. Une faculté disponible dès l'orée de la vie chez chaque bébé, véritable télépathe ! Mais ce retournement suppose de lâcher la peur, d'éviter de diaboliser l'autre et de quitter le pathos en se focalisant sur la blessure, la souffrance.

Du fond des abysses au cœur des jardins

Je relis la lettre de clôture de Tristan : « J'ai envie de savourer ma liberté » conclut-il. Une liberté surgie d'un jeu d'attirance et d'opposition, comme des aimants qui se collent ou se repoussent, avec ses pairs comme avec moi.
Un autre épisode me revient alors en mémoire : « Quand vous parlez de votre vulnérabilité, j'ai envie de fuir ! » m'avait-il écrit après une séance. Il était finalement revenu dans le groupe et, autour d'un thé, à la pause, j'avais évoqué mon travail du moment en supervision. Un cheminement personnel autour des questions existentielles : l'imperfection, la finitude, notre solitude fondamentale... C'était un acte manqué pour Tristan : je sortais du cadre et de la neutralité. Mais c'était un acte réussi, dans mon désir inconscient ! C'est comme si plus Tristan voulait gravir les hauts sommets et plus je l'invitais aux antipodes, du côté de nos lignes de faille. Au cœur aussi des questions qui agitaient ses deux premiers clients, l'un « serial entrepreneur » frénétique et l'autre, une jeune dirigeante proche du « burn out ».

Certes Tristan a buté ici sur ses limites personnelles. Il a alors appris à les accueillir et s'appuyer sur chacune d'elles, une à une. Mais ce n'est ni au fond des abysses ni en haute montagne qu'il a découvert son chemin singulier.
C'est d'abord dans les jardins d'un prieuré, qu'il a créé des « goûters d'affaires » pour un club d'entrepreneurs. Un espace inédit et fréquenté aujourd'hui avec succès par ses jeunes homologues. Il m'a confié qu'il les initiait ici au « pouvoir de l'imaginaire et des contes ». Comme un chemin détourné pour faire alliance avec « la pensée magique ».
Puis, il s'est inspiré de la supervision entre pairs pour accompagner un groupe d'enseignants. Et aussi des parents d'adolescents. Des communautés où « la croissance à deux chiffres » n'avait pas cours.

S'opposer pour se construire. La liberté que Tristan nomme et veut « savourer » est l'une des étapes nécessaires sur le chemin de l'autonomie. Comme un adolescent, le jeune coach trouve sa puissance dans un mouvement ambivalent, entre mimétisme et révolte, entre attirance et rejet du « modèle » qu'il choisit. La supervision permet de mettre en acte ce jeu de contre-dépendance. Un jeu plus ou moins agressif, selon l'histoire du coach, comme une rupture qui se répète ou un rite de passage vers le monde.

Les pressions existentielles. Chaque être humain est confronté à des contraintes existentielles qui le questionnent ou l'angoissent, qui le poussent à agir ou le paralysent : l'imperfection de la vie, l'absence de sens a priori, la solitude, la mort et la liberté.
Pour oppressantes que soient ces données incontournables, chacune est aussi une source de sagesse. Par exemple, l'acceptation de notre finitude rend chaque instant de la vie plus gourmand. La conscience de notre solitude nous fait savourer la compagnie de soi et des autres.
Ces questions agitent ceux qui dirigent et aussi, à l'unisson parfois, ceux qui les accompagnent : le fantasme d'excellence, le désir de pouvoir ou le besoin de maîtrise sont autant de manières de fuir ces contraintes fondamentales, pour les managers comme pour les coachs. Et la supervision est un espace privilégié pour cheminer sur ces questions.

La supervision, ni coaching ni thérapie

J'avais besoin de clôturer avec lui. Mais le goût amer de la rupture sans préavis me freinait. Aussi ai-je d'abord travaillé sur moi. « Ton jeune client voulait un coaching sportif plutôt qu'une supervision ; et tu lui as proposé une thérapie existentielle ! » m'a renvoyé mon superviseur en écoutant mon récit. « S'il se sent libre aujourd'hui, alors le coaching est réussi ! » a-t-il ajouté.
Puis l'amertume de la séparation a laissé place à la tristesse, signe de mon attachement à Tristan et de mon besoin de fusion.
J'ai alors aimé prendre le temps d'une ultime séance avec Tristan. Une rencontre étrange, sereine, sans l'énergie électrique qui nous animait auparavant.
Tristan m'a déclaré qu'il ne lirait pas Irvin Yalom, le psychothérapeute et fabuleux conteur que j'évoquais parfois car il inspirait profondément ma pratique. J'ai souri en prenant conscience que, par le détour de mes lectures, je l'invitais aussi à plonger dans un questionnement existentiel !
Et, sur le pas de la porte, j'ai découvert que lui aussi voulait me changer : « J'aurais tant aimé vous guérir de votre goût pour les maux de l'âme ! » m'a-t-il dit en me tenant la main, longtemps, ému.

Le superviseur, un client du coach ! « Parmi les forces innées qui poussent l'homme vers ses semblables, il y a, dès les premières années de la vie, et même dès les premiers mois, la tendance essentiellement psychothérapeutique. […] le patient veut soigner son médecin, autant que recevoir des soins de lui. » [Harold SEARLES. Le contre-transfert]. Ce besoin de soigner est aussi présent entre le coach et son superviseur : « vous guérir de votre goût pour les maux de l'âme ». C'est comme si le superviseur était aussi le client du coach ! Ainsi, après nos premières séances, Tristan m'avait écrit ces lignes : « Comme vous semblez aimer les impasses ! Les lieux où vous m'accueillez sont au fond de voies à une seule issue. Comme dans le ventre de la mère ? Je vous accompagnerais bien sur ce sujet, si vous le voulez ! »

Et l'histoire n'est pas finie

Tristan m'a appelé il y a quelques jours. Il m'invite à animer avec lui un « goûter d'affaires » pour son club de dirigeants. J'ai souri devant son envie de nous retrouver ainsi, quelques semaines à peine après la clôture. Amusé aussi par le thème qu'il me propose, comme un écho à notre relation : « Le dirigeant, entre toute-puissance et vulnérabilité ».

Le désir d'amitié. Quand la relation s'est créée dans un jeu d'attirance et de rupture, il arrive que le coach revienne, plus tard, avec l'envie de tisser un lien particulier, hors du cadre de la supervision : animation en duo, partenariat ou amitié.
C'est l'interdépendance que le jeune coach recherche alors. Mais je ne veux pas travailler hors séance. Car c'est le cadre qui permet d'expérimenter ce lien particulier qui est, je trouve, la forme la plus créative de la supervision.


Alors glissons nous un pas plus loin dans les coulisses de la supervision avec, cette fois, une coach expérimentée et indépendante. Une femme séduisante et séductrice. 

La suite, avec Marianne, dans le prochain billet. 

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