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JUI 14

La fabrique de faux billets

- Vous, vous n'avez pas de détecteur de faux billets ! je lui dis.
- Pourquoi ? Vous voulez me voler ?! elle me lance du tac au tac.
- Non bien sûr ! Enfin, je sais pas trop ?! C'est ce qui m'est venu avant d'entrer ici, quand je préparais l'argent de la séance. Mais j'ai aussitôt chassé cette idée qui m'est tombée dessus !
- Ces pensées qui vous viennent, pourquoi vous les censurez ?
- Parce que j'étais pas encore en séance. Et parce que cette idée-là est folle, je trouve. Vous refiler des faux billets et imaginer que vous n'y verrez que du feu ! Et puis il faudrait que j'en trouve ou que j'en fabrique des faux billets.
- …
Elle dit plus rien. Aujourd'hui elle a démarré sur les chapeaux de roue, je trouve. Et là, elle arrête un instant. Et son invitation à ne pas me censurer avant la séance, 
c'est bizarre, je me dis. C'est là, avec elle, que je peux me laisser aller sans censure. Si je faisais ça hors d'ici ce serait la fabrique des pensées folles.

- Les psys n'ont pas de détecteur de faux billets ! J'ai pensé que ça pourrait faire un tweet absurde ou énigmatique, sur mon fil. J'ai voulu chasser l'idée parce que je peux pas utiliser ma psychanalyse pour écrire mais c'est revenu dès que je me suis allongé là.
- … 

Elle dit toujours rien. Elle doit pas connaître Twitter, je me dis. Et puis surtout, quand je fais ça, quand je veux l'emmener un instant dans mon monde, elle dit que j'essaie de la sortir de sa position d'analyste, mine de rien. Et elle se laisse pas embrouiller alors. Alors je reprends le fil des faux billets.

- En fait, cette histoire de faux billets ça m'est venu sur le trottoir. J'étais pile à l'heure mais j'ai soudain réalisé qu'il me manquait cinq euros pour vous payer. Et cinq euros, c'est pas grand chose mais c'est pas possible que vous me fassiez crédit, je me suis dit.
- Et là encore vous avez censuré alors ?
- Non ! Ça, c'est pas de la censure. C'est juste impensable. Impossible d'être en dette avec son analyste, je me suis dit. Enfin c'est pas possible pour moi. Alors j'ai vérifié mais j'avais même pas les cinq euros en monnaie. Et j'ai filé au distributeur de billets.
- L'argent que vous gagniez, quand vous travailliez à la piscine, on vous le prenait, je crois ?

Voyage express en enfance ! Ça me surprend toujours quand elle se souvient de mon histoire. Même si là, c'est pas tout à fait ça ; elle se mélange les pinceaux avec un autre souvenir. Mais ça m'épate quand même. 

- Non, cet argent-là, les pourboires des clients et puis la paye du week-end que je gagnais avec mon petit frère, à douze ans et puis après, c'était pas mal de billets que l'on posait sur la table de bois, dans la cuisine. Comme un rituel plutôt joyeux avec ma mère, 
les dimanches soirs de l'été et pendant les grandes vacances. On comptait toutes les pièces et les billets, on se partageait tout ça, moitié-moitié, avec mon frère. Et je ne sais pas ce que faisait mon père alors. Et ma mère
- Oui, que faisait votre père alors ?, elle m'interrompt.
- Je sais pas, je sais plus. Il était sans doute dans son atelier ou au jardin. Et puis ma mère mettait tout ça sur un livret à la caisse d'épargne de l'écureuil.
- Ici aussi, vous mettez les billets sur la table.
- Ah oui ! Je n'y avais pas pensé. Et c'est le même bois que dans mon souvenir. Du vieux chêne.
- Et cet argent-là, il vous était pris !

Grrr ! Elle revient à la charge avec ça ; elle a fait diversion avec sa table de bois à elle. Je sais pas ce qu'elle voit peut-être et que moi je ne vois pas parce que là je vois bien que je me défends. 

- Mais non je vous dis ! L'argent était mis sur un compte d'épargne à mon nom.
- …
- Mais c'est vrai au fond que je ne pouvais pas utiliser cet argent-là. Je devais négocier, marchander avec ma mère. Mais ça marchait pas ! Alors j'ai fini par renoncer. Et même si c'était pour épargner, c'était une forme de censure du plaisir, une frustration lancinante qui s'ajoutait aux autres.  
- …
- Mais quand j'ai eu quinze ans, je suis revenu à la charge. Je voulais m'acheter une mobylette, comme mes copains. Mais aujourd'hui, je comprends qu'elle ait refusé : c'était un engin de mort !
- …
- Et puis un jour, je ne sais pas comment, elle a fini par céder. Et moi, très vite, j'ai fini par flinguer ma mobylette. Je l'ai pliée en deux en faisant du cross comme un fou 
avec mon copain, sur les sentiers et dans les carrières à l'entour. Parce que le cadre de cette mobylette-là il était trop fragile pour faire des sauts dans les bois.

- …
- Et puis ce type d'engin, j'en ai conduit après, pendant plus de vingt cinq ans, sur l'autoroute et le périph, en remontant les files ou la bande d'arrêt d'urgence. Au bord de la mort au fond. Et j'ai arrêté quand j'ai fini par voler sur l'asphalte, un matin de l'été indien.
 

Après cette séance-là, au fil des jours, plein d'autres morceaux de mémoire me sont revenus. Des souvenirs de contrebande  et de faussaire. Ainsi pour échapper à l'injonction d'épargner, j'aimais détourner quelques uns des billets que je gagnais à la piscine. C'était mon argent de poche.

Et puis, beaucoup plus tôt dans l'enfance, je me suis rappelé que je fabriquais des faux bons points à l'école primaire. Je ne sais plus aujourd'hui ce qu'on gagnait avec les bons points mais ma maîtresse n'y a vu que du feu.

Il paraît que nos souvenirs sont parfois des "souvenirs écran" ; ils cachent alors quelque chose de plus ancien et de refoulé. Alors je me demande ce que plus jeune encore, petit d'homme, j'ai réussi à falsifier peut-être.

Et aujourd'hui, quand j'écris une note de blog, enfin un billet comme celui-là, ou bien comme ça, à partir d'une séance sur le divan, je me demande si c'est pas détourner mon analyse au fond. Et puis je casse mon image. Et
ce serait dommage d'être au chômage à mon âge ! Parce qu'il y a plein de coachs abonnés qui, après ce genre de billets, se désabonnent de mon blog, illico presto !

Et ce que j'aimerais aujourd'hui, c'est retrouver mes talents de faussaire pour écrire des micro-fictions. Un peu comme si je fabriquais des faux billets.

***

En photo : un Peugeot GL 10, la mobylette de mon adolescence.