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DéC 15

Graine de psychopathe

"Vous cherchiez peut-être à la faire sortir de ses gonds ?"
C'est cette question de ma psy, l'autre jour, qui m'a fait retrouver une page oubliée de mon journal intime. Enfin, "journal intime", là, c'est une manière de parler parce que, jusqu'à ce jour, je n'ai jamais raconté ni écrit cette histoire-là.

C'était pendant un repas du soir. C'était l'été, je crois. J'avais onze ou douze ans. Nous étions tous à table et j'ai glissé une épingle dans un morceau de pain. J'ai fait ça bien en douce, sous la table, pour ne pas être vu. C'était facile avec toute l'agitation pendant les repas toujours. Je ne sais plus trop d'où elle venait cette épingle-là, – c'était une épingle de bureau avec une tête triangulaire , 
– et j'avais dû bien préparer mon coup alors. 

Et le pain, c'est moi qui aimait aller le chercher en vélo à la boulangerie de Villennes, la petite ville d'à côté dans une boucle de la Seine. C'était des baguettes qu'il fallait choisir, toujours, et "surtout bien moulées et pas trop cuites". Une fois l'épingle dans le morceau de pain, j'ai glissé ça mine de rien dans ma bouche, entre mes dents (Médan c'est aussi le nom du village où l'on habitait à côté de Villennes -sur-Seine). J'ai fait ça tout doucement pour éviter de me faire mal quand même. Et puis j'ai commencé à mâcher un peu sans avaler l'épingle (c'était super risqué je me dis, aujourd'hui) et puis soudain, au milieu de tout le bordel qui continuait à table, j'ai fait genre : "Whaouu ! (ou bien  Oulala !), j'ai trouvé une épingle dans mon bout de pain." Comme si c'était moi qui avait trouvé la fève dans la galette des rois. Et, bien sûr, ma mère est "sortie de ses gonds".
Je dis "bien sûr", là, comme si j'étais sûr de mon coup, même si c'était absolument improbable qu'il y ait une épingle à tête triangulaire dans un bout de pain (oui, parce que le boulanger pouvait pas avoir d'épingles de bureau dans son pétrin). Mais ma mère ne tenait plus en place, elle montait dans les tours, elle pestait contre la 
vilaine boulangère et son boulanger. Mais pour leur tomber dessus il fallait qu'elle attende jusqu'au lendemain parce que, là, c'était le soir. Et bien sûr c'est ça qu'elle a fait dès le petit matin. J'y étais pas mais elle a blacklisté à jamais la boulangère et son boulanger (ils n'ont sans doute rien compris à ce qui se passait).

Et à partir de ce jour-là, elle est allée acheter le pain à l'hypermarché Continent ; et elle devait faire des réserves dans son congélateur pour toute la semaine parce que c'était plus la porte d'à côté.

Avec le recul, aujourd'hui, ça me paraît vraiment méchant et sadique et gratuit ce piège que j'ai tendu à ma mère mais, après ce souvenir-là, il m'est revenu une autre histoire de mon enfance : ce jour où ma mère m'est tombé dessus aussi. C'était bien avant l'histoire de l'épingle dans le pain et sans aucune raison apparente. Je lisais le journal de Tintin, dans l'escalier, j'étais calme. (Je passais pour un enfant sage même si au fond de moi j'avais pas mal de questions et de problèmes quand même). Et elle s'agitait autour de moi,  avec tout le ménage de la maison tous les jours, (moi, je l'aidais souvent mais, là, je m'étais posé un moment pour lire ce magazine que mon père me rapportait chaque semaine et que j'aimais tellement), et soudain elle a arraché une, deux et trois pages, comme ça au hasard, et puis elle les a déchirées ou froissées. Pour rien, je trouve. Et elle est repartie s'agiter avec son balai.
Alors peut-être qu'avec l'épingle dans le bout de pain je cherchais à comprendre pourquoi ou comment elle pouvait sortir de ses gonds parfois ?

En retrouvant ces souvenirs-là, j'ai eu un peu peur d'être un psychopathe quand même (c'était juste après toutes les tueries du 13 novembre au Bataclan et autour hélas) ; alors à la séance d'après j'ai questionné ma psy.
D'habitude, elle ne veut pas répondre à mes demandes de diagnostic psychologique parce que c'est pas ça la psychanalyse, elle dit. Mais là, elle m'a lancé un truc un peu confus, genre : "Si vous étiez psychopathe alors vous le seriez déjà". Elle a peut-être voulu dire que c'était trop tard aujourd'hui pour être psychopathe. Ça m'a pas vraiment rassuré, comme si j'avais encore besoin de sortir du lot, de tirer mon épingle du jeu, au milieu du chaos souvent.

***

Photo : Je passais pour un enfant sage !