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FéV 18

Dans les provinces de l'âme

Sur les bords de l'Yonne, tout au bout du chemin du Port de Givet, il y a un cimetière de bateaux. Avec les carcasses éventrées et les choses abandonnées, cassées, ça a un côté apocalyptique, triste aussi, mais j'aime bien cet endroit-là. Il n'y a jamais personne et c'est inondé quand le fleuve monte. Freud parlait de « la vie d'âme » et des « provinces de la pysché » et je me dis que dans un coin de ma tête j'ai une « province » comme ça. Ça me rappelle aussi que, derrière Fauchon, c'était la Pinacothèque de Paris, le fameux musée privé consacré à l'histoire de l'art. Un beau jour ça a fermé et c'est resté en chantier pendant longtemps. Je connaissais bien ce coin-là parce que c'est sur mon chemin quand je reviens de chez ma psy.
Et un jour, Eva et moi on n'était pas loin et, sans trop savoir pourquoi, j'ai voulu faire le détour pour lui montrer tout le chantier. Quand je propose un détour à Eva c'est souvent suspect et risqué.

Non pas qu'elle me porte la poisse, au contraire c'est parce que je la prends à témoin de quelque chose qui se trame au fond de moi. Mais comme dans toutes les affaires d'inconscient, on ne peut comprendre qu'après-coup. Donc, quand elle a vu les travaux et le foutoir de l'ancien musée, elle m'a juste dit : « C'est un peu comme dans ta psyché, non ? »
Ce n'était pas très gentil, je trouve, mais ce n'était pas faux. Et c'est peut-être ça que je cherchais. Oui, parce que dans ma tête j'avais aussi créé tout un musée privé consacré à mon histoire personnelle. Tout le monde fait ça mais sans vraiment en avoir conscience (même avec la méditation en pleine conscience). C'est ce qu'on appelle la "réalité psychique" qui souvent se confond avec la réalité matérielle. Parce que les gens mettent au dehors ce qu'ils ont dedans – le pire comme le meilleur mais dans l'inconscient rien n'est pire –, et après ils accusent le dehors. Aujourd'hui la Pinacothèque est devenue un fight club, enfin un ring de boxe en afterwork pour les hipo et les startupers du quartier. Ça leur évite sans doute de casser la gueule de leur boss ou des businness angels. Il y a aussi des femmes qui se battent entre elles ou contre des hommes mais elles semblent plus timorées.
Et il y a un côté un peu comme ça aussi dans ma tête. Parce que, quand j'étais enfant, je me rappelle que le must en afterwork, c'était les matchs de catch. Enfin c'était pendant le dîner, à la télé ou autour de la table.

Bref. Pour en revenir au bord de l'Yonne, il n'y a jamais personne et il n'y a pas non plus de scènes de crime. Comme si je cherchais encore des traces de ça. Mais j'ai découvert que ces scènes-là c'est un peu comme la nuit sexuelle, enfin comme le « fantasme de la scène primitive », pour moi. Oui, à cause de tout le sang et le cru que, sans trop le savoir, j'ai imaginé dans cette histoire des origines. Et un truc fou aussi, c'est que dans la chambre à coucher à la campagne, j'ai pris soin de coller sur le sol un large bandeau de plastique jaune fluo, comme celui utilisé par la police américaine. Parce que la chambre est sous les toits et le sol de guingois et donc le bandeau jaune c'est pour éviter de trébucher et de se prendre la poutre dans la tête au seuil du lit nuptial. Mais sur le bandeau de séparation il n'y a quand même pas la mention "CRIME SCENE DO NOT CROSS" sinon ça m'aurait peut-être sauté aux yeux cette analogie entre scène primitive et scène de crime.
Et c'est sans doute pour ça que lorsque j'ai commencé à m'allonger sur le divan, en sortant des séances, j'avais des fois une furieuse envie de manger un steack tartare. Je ne comprenais pas du tout pourquoi. Et un peu hagard, je cherchais un boucher dans le quartier de ma psy. C'était peut-être une des formes de « levée du refoulé » en écho ici à la scène originaire. Le besoin de cru et de sang.

Et donc, au bord de l'Yonne, il n'y a jamais personne sauf une fille genre barbie qui ajoute plein de rose aux épaves. Un rose fluo très girly. Il paraît que girly ça renvoie à l'époque quand les filles sont « trop jeunes pour les garçons, et trop vieilles pour les jouets. » Et moi j'aime beaucoup retrouver des souvenirs de ce temps-là. C'était mes premières booms dans des garages ou des greniers et je découvrais le bonheur de danser un slow avec une fille.

***

J'ai demandé à Google pour l'épave peinte en rose girly, ce n'est pas du tout une barbie qui a fait ça. Non, ce sont trois jeunes artistes qui « impulsivement, sans accord préalable », ont voulu faire comme un musée d'art contemporain à ciel ouvert.