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La vie à l'envers

C'est étrange. On s'accroche des années durant à une forme de vie particulière et puis, avec le recul, on voit bien que cette forme-là on l'a complètement retournée en son contraire. Ce renversement s'est passé en douce. Mais rien de doux là-dedans. Car il y a derrière ça tout un mode de jouissance bien engrammé, incorporé qu'on finit par lâcher. De proche en proche ou par ricochet. À son corps défendant.

Je repense ici à mes histoires du moment avec les chantiers flottants. Ces bricolages au long cours, erratiques, sans tensions, comme une flânerie à chaque fois. Et, par contraste alors, à ma manière de faire les choses du quotidien à une autre époque : monter sur le toit pour déboucher les gouttières, réparer l'armoire Ikéa dans la chambre des enfants, faire livrer du fioul pour l'hiver, lancer les lessives, préparer un repas créole pour le dîner samedi, un bavarois aux framboises aussi, etc.

Il me fallait faire vite, aller droit au but, enchaîner les tâches. Irrépressiblement. Sans temps mort. Une manière peut-être de ne pas penser à la mort justement. Chacun de nous a son itinéraire préféré, son mode d'excitation et décharge, pour contourner ce genre d'angoisse, à la fois existentielle et originaire.

Il faut dire aussi que j'avais vu mes parents toujours affairés. À fond. Chacune et chacun sur son terrain. Sans jamais un moment de flottement. Et moi alors, galérien volontaire, aux fourneaux et au jardin, je faisais de même. Non par héritage familial, ni loyauté inconsciente, mais par identification.

Je ne sais plus si je faisais l'amour comme ça aussi. Si cette question me vient là, c'est que la question se posait sans doute. J'avais dans la tête mille et une idées. En parallèle. Alors qu'il est tellement bon d'avoir ici l'esprit libre.

Et je pense à ça parce que tout le fil de notre vie quotidienne porte la marque de notre mode de jouir particulier. Une sorte de maladie nerveuse qu'on déroule partout où l'on aime aussi.

En tout cas, c'était pareil dans mon métier. Appels d'offres, castings, déjeuners, coachings, supervisions, en individuel, en groupe... À tire larigot.

Une vie pulsionnelle compulsionnelle. C'était mes années Scooter. Je sillonnais l'Île-de-France et la capitale en Vespa. Il y avait une roue de secours quand je crevais.

Et donc aujourd'hui, ça semble être le contraire. Il faut dire que la maison ici n'a aucune gouttière. Pas de cuve à fioul non plus. Et chaque hiver, il faut compter une dizaine de stères. Charme, érable, chêne, acacia, livrés au jardin en ballots d'un mètre. Affûter la chaîne de la Stihl, préparer le mélange huile-essence, tronçonner, entreposer... tout ça est une invitation à la lenteur.

Des fois, après avoir ouvert le poulailler, caressé la poule qui couve, flâné au verger, je passe devant l'appentis et je m'arrête un instant. Pour fendre une, deux ou trois bûches. Il y a un angle particulier à chaque fois, un jeu d'équilibre, un sens à deviner. Pour éviter un rebond mauvais du merlin. Il faut prendre le temps là aussi. C'est comme ouvrir une huître. Mais ne vous leurrez pas : derrière l'emballage plus ou moins poétique ici, il y a toute une dynamique bien pulsionnelle.

Pour les lessives, j'ai fini par trouver une sorte d'accordage avec Eva. Enfin, tout à la fois avec elle et la météo. Il s'agit d'abord de ne plus mélanger le blanc et les couleurs et surtout de préférer les jours de soleil ou de vent. Ça sèche mieux et ça sent bon dit-elle. Surtout les draps.

Et je reviens un instant ou davantage sur la scène des amours, ce théâtre de notre manière la plus intime de jouir. Il y a un philosophe qui a tenté tout un essai là-dessus : Apprendre à faire l'amour. Pour ça, il attaque Freud parce qu'il juge que la psychanalyse a imposé une sorte de script sexuel dominant. Le Freud Porn écrit-il. Trop rigide selon lui et exclusivement centré sur nos pulsions. Il pousse alors méthodiquement son approche particulière, une forme inspirée du jazz. C'est plus libre et créatif. Un jour, il est invité sur un plateau télé avec Maïa Mazaurette, une chroniqueuse sexo. Elle souligne qu'il plaque aussi son modèle sur nos relations intimes. Et il impose à sa partenaire le mode swing, le mode jazz alors que celle-ci préfère peut-être un style plus dream pop, feutré, introspectif – c'est moi qui ajoute tout ça ici –, et peut-être aussi, l'instant d'après, un genre encore plus déconstruit. Le philosophe a préféré esquiver ce pas de deux, au féminin-masculin, trop occupé à jouer solo.

Ainsi, quand on croit retourner les choses en leur contraire, on en revient au même. Au fond.

Une chose encore. Mes années scooter ça s'est arrêté quand, à un moment donné, je me suis retourné. Brutalement. Littéralement. Renversé par moi-même sur la chaussée. Après un instant de flottement peut-être.

Et c'est à partir de là que j'ai commencé à m'allonger. Plusieurs fois par semaine. Des années durant. Sur le divan.

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Les galériens volontaires – Gérard Szwec – PUF – Janvier 2014

Au bout du rouleau – Gérard Szwec – PUF – Janvier 2021

Apprendre à faire l'amour – Alexandre Lacroix – Allary Éditions – Mai 2022

Les choses qu'on pense – Des nouvelles de l'inconscient – Mars 2025

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