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AVR 08

Créer

« Pour moi, c'est comme si notre relation était asexuée… »
Eva pose ces mots quelques minutes à peine après le début de la séance. Je reste sidéré, sans voix, pendant plusieurs secondes…
Je pose mon regard sur son visage, ses yeux couleur noisette. Ses rides naissantes tout autour qui dessinent un sourire, comme à son insu. Nous avons sans doute le même âge. Elle porte un pull noir, soyeux, qui découvre le creux de son épaule… Je me demande ce que je ressens devant cette femme. Tendresse ou affection… Un sentiment qui prend sa source dans les confidences de notre première séance, un secret douloureux, une blessure dans la chair et l'âme…

Eva s'ennuie aujourd'hui dans son poste de directrice marketing. Elle a envie d'un autre métier ou plutôt envie "d'un autre entourage professionnel, plus créatif".
C'était sa demande posée lors de notre première rencontre : "Comment sortir de l'ennui ? Comment retrouver l'envie au travail ?"
Cela m'évoquait une attente magique. J'ai alors conjugué ces questions au pluriel et au singulier : Comment nous ennuierons-nous ensemble ? Comment vous ennuyez-vous avec vous-même ?

Eva avait déjà rencontré deux confrères, choisis par son DRH. Un homme puis une femme. Et à chaque fois elle n'avait pas "accroché" ! J'étais donc le troisième "candidat". Une situation inédite qui éveillait ma curiosité : Comment cette femme allait-elle répéter un scénario peut-être familier ? Comment réussir à ne pas nous rencontrer ?
Mais Eva a accroché ! Je me demande ce qui a suscité son envie alors. Il y avait là une clé, peut-être.

« …asexué… » Ce mot me revient et me sidère de nouveau. Pourquoi ? En retournant dans le passé de notre rencontre, j'évite ce qui me désarçonne ici : la formule me fait l'effet d'une castration ! Certes symbolique, mais comme un accro à mon ego !
Et pourtant Eva a raison : notre relation est asexuée ! Aucun désir. La tendresse est asexuée. Cette femme est pourtant belle, charnelle.

Eva me regarde… Je retrouve alors le fil de notre échange : l'instant d'avant, elle m'a fait une autre confidence bien intime :
- Dans mon couple, je retrouve le désir. Avec le plaisir qui l'accompagne…
D'abord surpris puis mal à l'aise, j'ai recentré sur le champ professionnel et sur sa demande initiale :
- Et dans votre travail ?
- Toujours aussi inerte ! Mais ce travail-là n'est pas ma question. Pas aujourd'hui…
- Et votre demande aujourd'hui ?
- Vous m'avez invité à réconcilier la femme coupée en deux, n'est-ce pas ? Alors, j'ai simplement envie de continuer ce "travail" que nous faisons ensemble. Je réalise que je me répare ici…
Sans repères, bien loin du coaching, ni thérapeute, ni sexologue, j'ai alors questionné ce qui contribuait à "réparer". Et c'est ici qu'elle a nommé notre relation "asexuée".

Eva reprend maintenant le fil de l'échange interrompu par mon dialogue intérieur. Comme si elle me savait de nouveau présent :
- Je me regarde autrement aujourd'hui… Je ne me sens plus salie, ni souillée…
Je devine alors un lien entre ces confidences et le secret partagé au début du coaching : un viol à l'adolescence, dénié par sa famille, caché, irréparable alors…
Eva a travaillé cette blessure en psychothérapie, longtemps. Comment se libérer de la plainte quand la blessure n'est pas reconnue ?
Quand j'ai travaillé en groupe de thérapie, mes compagnons de voyage étaient en majorité des femmes ; elles cherchaient à guérir des blessures profondes : violences sexuelles, inceste… Submergé par l'émotion, j'ai su après cette traversée que je ne serai jamais thérapeute. Et aujourd'hui, cette femme semble m'inviter à guérir de mon intolérance à la souffrance et l'absurde ? Quel rôle me confie-t-elle par ses confidences ?

Eva poursuit, comme si elle percevait mes questions :
- C'est notre détour par l'art qui m'a ouvert une voie ; vous vous souvenez de nos échanges sur mon désir de peindre à nouveau ?
La séance d'avant Eva a évoqué ses dons pour la peinture, la sculpture aussi. Passionné par ce qui anime l'artiste, peintre, cinéaste, écrivain (ou coach !), j'ai questionné ce talent qu'Eva laisse en jachère.
Elle poursuit :
- Après notre séance, j'ai marché longtemps… Longtemps. Et je suis tombée sur une expo.
- Et ?
- Et j'ai repensé à votre analogie entre le désir de l'artiste et l'énergie sexuelle. C'est vrai que c'est du même ordre ! Une énergie de vie…

Et nous avons cheminé ainsi, le temps de la séance, dans cet espace grand ouvert, sans frontières, entre thérapie et coaching. Un espace de co-création. Dans cet espace-là, les paradoxes disparaissent.
Aujourd'hui Eva me dit qu'après chaque séance, elle prend le temps de marcher et de s'ennuyer avec elle-même.
Et, en ce moment, elle crée un nouveau produit avec une démarche inédite pour son entreprise : créer en questionnant et en explorant le désir des futurs clients…