… Doux à ta carnation comme un linge immatériel
Frais sorti de la malle entr'ouverte des âges…
C'est fou, je trouve, c'est un bout de poème d'André Breton que j'avais aimé apprendre quand j'étais ado et que j'ai retrouvé l'autre soir sur le divan. Je l'avais appris pour personne, enfin juste pour moi, et ça m'est revenu sans le chercher quand je cherchais tout autre chose : le souvenir d'un contact premier, d’un touché peau à peau, originel.
Je cherchais ça dans ma mémoire parce que parfois il y a encore tant de violence sourde en moi et à fleur de peau. Alors, ce soir-là, je me disais qu'il y avait forcément aussi du doux et que ça pourrait être un antidote à tout ça peut-être.
Et c'est d'abord un drôle de mot qui a surgi, un des mots du poème de Breton : carnation. Il est pas engageant ce mot-là, il est très rugueux. Il m'évoque la carne ! Même si, emballé dans la poésie surréaliste, ça l'attendrit un peu.
– Et pourquoi c'est pas les mots chair ou peau qui vous viennent ? m'a demandé ma psy (parce que, pour elle, le peau à peau des origines c'est plutôt la mère et son enfant.)
"Vous cherchiez peut-être à la faire sortir de ses gonds ?"
C'est cette question de ma psy, l'autre jour, qui m'a fait retrouver une page oubliée de mon journal intime. Enfin, "journal intime", là, c'est une manière de parler parce que, jusqu'à ce jour, je n'ai jamais raconté ni écrit cette histoire-là.
C'était pendant un repas du soir. C'était l'été, je crois. J'avais onze ou douze ans. Nous étions tous à table et j'ai glissé une épingle dans un morceau de pain. J'ai fait ça bien en douce, sous la table, pour ne pas être vu. C'était facile avec toute l'agitation pendant les repas toujours. Je ne sais plus trop d'où elle venait cette épingle-là, – c'était une épingle de bureau avec une tête triangulaire , – et j'avais dû bien préparer mon coup alors.
– Il y a un truc que j'ai envie de faire sur le divan, là, mais je n'ose pas vous le dire parce que c'est un peu fou, c'est déplacé et je ne sais pas trop si ça se fait ?
– … ?!
– Si ça se fait de le dire, je veux dire, pas forcément de le faire ?
– … !??
Là, je mets des points d'exclamation et d'interrogation sur son silence mais je crois que ça la surprend pas au fond ce genre de pensée. Je continue alors :
– Je pense à ça depuis plusieurs séances, mais plus j'essaie de le garder pour moi ou au contraire de le chasser, plus ça m'accroche ! Alors je vais vous le dire.
– Oui, du moment que vous ne faites pas ce que vous dites, ici vous pouvez tout dire.
"Ah ! Mes parents avaient la même !" il te dit quand tu ouvres la portière de ta voiture que t'as garée à l'ombre des marronniers, là, juste à côté du marché.
Et toi aussi tes parents avaient la même, une Simca 1300. Eux, c'était un break, parce qu'avec cinq enfants on était une famille nombreuse et l'autre jour t'as réalisé que si tu ajoutes ton père et ta mère ça faisait sept en tout. C'est énorme quand même ! Et en plus, comme ta mère était nourrice agréée il y avait toujours plein d'autres enfants dans la maison. Même si c'était pas ta sœur et tes frères tout ça a dû rajouter à ta frérocité.
Et elle était beige leur Simca, beige clair ; exactement de la même couleur que celle que t'as achetée cet été. Et c'est pour ça que quand tu l'as aperçue sur la route de Sens à Soucy, chez Dépann'89, t'as voulu l'échanger contre ta vieille 206.
– Mais comment vous faites pour vous verser un salaire ? elle te demande.
C'est ta nouvelle conseillère clientèle pro qui te demande ça parce qu'elle a sous les yeux la liasse fiscale de ton année d'avant et alors toi tu te dis que tu vas peut-être devoir lui expliquer pourquoi tu te verses pas de salaire quand t'es en profession libérale. (Mais tu sais bien que pendant très longtemps toi aussi, même quand t'es devenu indépendant, t'as encore voulu te verser un salaire, comme quand t'étais consultant en cabinet. Et tu faisais ça chaque mois, jusqu'au jour où, - il y a pas si longtemps - , t'as enfin compris qu'en faisant ça tu payais un paquet de charges à l'URSSAF, au RSI, à la CIPAV (tu fais pas trop la différence) et plein d'impôts aussi.
– Comment vous faites pour vous rémunérer, je veux dire ? elle change un peu sa question parce qu'elle voit bien la tête que tu fais quand tu rumines, quand tu pars sans elle dans les dédales de ton histoire intime.
Et l'instant d'après, tu recafouilles, tu t'emmêles un peu les pédales, parce que tu évoques un peu ton métier et elle te demande :
– Mais ceux qui viennent vous voir, pourquoi ils viennent voir un psychiatre ?
Tu te dis que cet instant-là ça ferait un bon tweet mais là tu t'encafouilles parce que l'assistante de cette jeune banquière, quand elle a voulu prendre ce rendez-vous, elle t'a aussi un peu questionné sur ton métier : "Mais c'est quoi un coach ? Y en a plein ! Ça veut tout et rien dire !"
L'autre matin, j'allais acheter des croissants ou des crêpes peut-être (je savais pas trop encore ce que j'allais choisir), et soudain sur le chemin je vois une immense affiche avec le mot VAGGINS.
C'est écrit comme ça sur la vitrine de la pharmacie : en majuscules, avec deux G et au pluriel. C'est quand même trop bizarre je me dis que l'apothicaire ait écrit ce mot comme ça, au pluriel et avec une faute (les deux G). Et en plus c'est à l'encre verte et sur fond bleu ; ça va pas du tout avec ce mot-là ces deux couleurs. Esthétiquement, je veux dire. Il doit y avoir un bug ? (je sais bien qu'à l'heure des croissants, je suis encore sur la fréquence des rêves mais, là, je suis bien réveillé.)
– Je marche sur un chemin de crête derrière la maison de mon enfance. Je marche d'un bon pas parce que la nuit va bientôt tomber. Et soudain, juste devant moi, enfin à 100 mètres, je vois une énorme araignée. Elle est à 100 mètres. Je ne sais pas pourquoi j'insiste sur ça, là, en vous racontant ce rêve, je dis.
– Cent mètres, elle répète derrière moi.
Elle n'a jamais fait ça : me parler un instant au milieu d'un rêve, enfin du récit d'un rêve. Alors je me dis qu'il y a un autre sens peut-être derrière ces 100 mètres. Et comme ici c'est souvent sexe ou violence derrière les mots, j'essaie un instant avec ça. Et ça pourrait être "mettre du sang", parce qu'il y avait pas mal de sang ces derniers jours autour de moi mais, là, ce n'est qu'un jeu de mots et c'est pas dans le rêve.
Je n'avais jamais écrit comme ça. Enfin, je veux dire, sur le fil des associations libres. Vraiment.
Ça, je le réservais au divan. Alors quand cette histoire-là était finie (même si c'est jamais vraiment fini, au fond), je me suis dit si j'en fais une note de blog, ça va encore faire déguerpir plein d'abonnés. (Surtout que, maintenant, il y a des DRH qui s'abonnent à ma newsletter.)
Fais une intro pour faire passer la pilule, je me suis dit. Sur l'obsolescence programmée ou le transhumanisme par exemple, sur les applis mobile ou les jeux de transfert, sur le trauma ou le besoin de magie, comme dans l'enfance…
Mais là c'est l'été et j'ai pas réussi.
*
– Et vous vous êtes réveillé alors ? elle me demande.
– Oui, je vous l'ai dit, je lui dis.
– Alors c'est un cauchemar ! elle ajoute.
Ah, d'accord ! je me dis ; et c'est aussi la réponse à une question de la séance d'avant, quand j'évoquais le rêve de Chloé – cette jeune femme que j'accompagne et qui tue sa mère et ses sœurs et puis après se fait tabasser par sa boss en Twingo – pour lui demander si c'était vraiment un cauchemar ça ? Car comédie romantique ou film d'horreur, si le rêve c'est toutes nos pulsions refoulées, qu'est-ce qui fait la différence au fond ? Mais ma psy ne m'avait pas répondu.
Et moi, là, le rêve que je viens de lui raconter, c'est une histoire de meurtre aussi. Des meurtres en série et au couteau. Et puis un suicide après. Ça commence avec un homme qui égorge des curés. Et ça se passe dans le désert. Je sais que ce sont des curés parce qu'ils sont en soutane. Mais l'égorgeur est de la même race que les curés et c'est bizarre, je trouve, qu'il les tue, un par un.
Moi, je suis le dernier du groupe à devoir y passer mais je sens bien au fond que l'homme ne pourra pas m'avoir. Parce que je sais que je peux marchander, négocier avec lui. Alors je commence à lui parler, à parlementer. Et ça marche bien sûr. Alors, lui et moi on se retrouve dans un grand bâtiment administratif, genre mairie. Il se laisse faire et je réussi à le pousser au suicide ! Il se jette du haut d'un grand escalier de marbre. Mais la première volée de marches ne suffit pas, alors je lui dis de recommencer et il tombe encore et il s'écrase enfin tout en bas de l'escalier. Mais, à ce moment-là, un autre homme mystérieux surgit et me demande pourquoi je fais ça ? Hein, pourquoi ?!
Et c'est là que je me suis réveillé.
Je me ballade en vélo ou en trottinette avec mon frère. On est en enfance. Soudain il y a une femme en voiture pas sympa du tout qui stoppe brusquement devant nous. Et elle sort de sa voiture. Et elle veut nous faire la morale mais je ne sais pas trop pourquoi au fond. Et c'est plutôt dirigé vers mon frère. Alors je m'arrête et je l'insulte à mon tour. Je lui dis qu'elle est vieille, grosse, vraiment très moche et je lui balance plein d'autres gros mots pour bien la blesser au fond mais dont je ne me rappelle pas à présent.
Alors elle pique une grosse crise de rage. Mais mon frère et moi on file illico et à grande vitesse, en vélo ou en trottinette toujours. Et j'ai très peur que la femme nous poursuive. On traverse des petits villages de pierre dans le Sud Ouest de la France, genre Saint-Antonin Noble Val ou Cordes-sur-Ciel. Mais mon frère, derrière moi, va beaucoup moins vite hélas, alors j'ai peur que la méchante femme le rattrape.
Je me réveille parce que je crois que quelqu'un me dit que la femme est maintenant très très mal en point, genre crise cardiaque. Et que tout ça c'est peut-être de ma faute. Mais c'est elle qui a commencé, non !? je me dis.
En coin ou de biais, par en dessous et de travers… C'est ainsi que jusqu'alors j'aimais ajouter à mon regard plein de mots et de manières. Et je croyais que ce regard-là c'était pour veiller au grain, parer au pire, autour de moi et depuis toujours. Regard en coin ou de travers.
Une manière de vivre aussi. Toujours en alerte, au fond.
– Ça m'a fait vraiment bizarre de vous serrer la main, là, en entrant, je lui dis.
Je lui dis ça à peine allongé alors que d'habitude je me torture pour savoir comment commencer. Et je continue :
– Je sais bien que c'est un rituel social, mais ce soir soudain c'est très bizarre pour moi. Je crois que certains psys ne font pas ça : ils ne touchent jamais leurs patients. Et c'est peut-être à cause de ce côté bizarre au fond.
– Et moi, je sers la main, elle dit.
Elle me dit ça du tac au tac comme pour enfoncer le clou ou peut-être qu'elle se sent attaquée dans sa manière de faire là. Mais je ne cherche vraiment plus la bagarre avec elle à présent. Ou alors c'est de plus en plus inconscient !
Et je continue :
– Là où il y a Pégase et des lions d'or ou de pierre, je t'ai proposé.
– C'est le pont Alexandre III, tu m'as dit.
Rive gauche ou rive droite, sur le dessus ou le dessous, on s'est retrouvé au beau milieu de ce pont-là, sans trop de textos ni de soucis.
Il faisait très chaud ce soir-là et c'était noir de monde sur les quais, devant le Rosa Bonheur et jusqu'à la Concorde. Tous les hipsters et les touristes, tous les ados et même les geeks étaient agglutinés sur les berges de béton comme pour se tenir encore plus chaud. Et comme sur la côte d'azur alors. C'est vraiment bizarre ce besoin de grégarité.